ENTRETIEN AVEC LA COMPOSITRICE ET LA CHORÉGRAPHE DE LA CRÉATION THE NATURE OF INTIMACY, EN COPRODUCTION AVEC LE CENTRE PRÉSENCE COMPOSITRICES
Propos recueillis par Théa Legrand en février 2023
Une collaboration entre danse et musique, entre danseuses et instrumentistes, entre une chorégraphe, Agostina D’Alessandro, et une compositrice, Selma Mutal : The Nature of Intimacy invite à questionner nos intimités et nos perceptions du monde lors d’un voyage dans le temps. La création est une proposition de collaboration entre la chorégraphe et le Centre Présence Compositrices, autour de l’œuvre d’une des grandes compositrices italiennes de l’époque baroque, Francesca Caccini. Ce spectacle, qui fait converser des époques éloignées, alliant la musique baroque à la danse contemporaine, a tout d’un mouvement suspendu. Il fige, le temps d’un instant, une réflexion on ne peut plus actuelle sur la nature de l’intimité sous le prisme du féminin. Conçu pour quatre danseuses (Paz Moreno, Jessica Eirado Neves, Priscilla Pizziol et Eléonore Pinet Bodin), une chanteuse soprano (Roxane Choux) et une théorbiste (Sofie Vanden Eyde) et un violoncelliste (Emmanuel Cremer), les femmes y sont mises à l’honneur, aussi bien sur le plateau qu’en coulisse.
Le MAG est allé à la rencontre de Selma Mutal et Agostina D’Alessandro afin de découvrir l’origine et le processus de création de The Nature of Intimacy, à découvrir, dans le cadre du festival Mars en baroque,au Ballet National de Marseille les 18 et 19 mars.
On a travaillé sur les différentes manières d’être femmes et d’être ensemble
Comment est née l’idée de The Nature of Intimacy ? Pouvez-vous nous expliquer le choix du titre ?
Agostina D’Alessandro
Le titre, c’est l’origine de ce projet. En tant que chorégraphe, je réalise très souvent des semaines de recherche où je teste des matières. En 2019, j’étais attirée par l’idée des femmes ensemble. J’ai rassemblé un groupe de plus de quatorze femmes pendant une semaine et demie. On a travaillé sur les différentes manières d’être femmes et d’être ensemble. Tout de suite, la notion d’intimité à imprégné l’espace, ainsi qu’une certaine vulnérabilité. J’étais toujours étonnée en rentrant dans la salle, par le calme qui émanait du féminin. C’était très beau et nouveau pour moi. J’aime beaucoup la physicalité extrême, donc j’ai souvent travaillé avec des hommes. Retrouver l’énergie des femmes, c’était formidable. J’ai tout de suite senti qu’on allait parler de quelque chose de très intime. Je me suis alors demandé, d’où venait cette intimité ? Le titre de cette pièce annonce une recherche autour de ce qu’est la nature de l’intimité, de mon point de vue évidemment.
The Nature of Intimacy établit un lien profond avec la musique de Francesca Caccini. Comment vous a-t-elle inspirée ?
Selma Mutal
Quand j’ai découvert le projet j’ai d’abord été attirée par le titre et le fait que ce soit une création pour quatre danseuses, mais aussi par la musique de Caccini parce que j’ai perçu la possibilité de traverser le temps avec elle et de la rendre présente. Je n’ai pas vu la musique de Caccini comme une utilisation ou une inspiration baroque. J’ai perçu sa beauté comme quelque chose que l’on peut ramener aujourd’hui et qui peut être un support pour The Nature of Intimacy.
Agostina
Quand j’ai su que j’allais travailler avec Caccini, j’ai eu besoin d’entendre tout ce qu’elle a créé. J’ai alors entamé un processus, un moment très beau que j’ai vécu seule. J’étais allongée par terre avec le soleil qui traversait ma fenêtre et les pièces de Caccini qui résonnaient. Je les écoutais les unes après les autres. Je me suis abandonnée à mon imaginaire afin de capter celles que je garderai pour le spectacle. Évidemment, il y a eu le « Ô Dolce Maria », que j’avais déjà retenu lors de la semaine de recherche. J’étais persuadée de m’en servir. Puis d’autres partitions ont commencé à apparaître, dont Lasciatemi qui solo (1618). La première partie de la création consistait à choisir des morceaux de la musique de Caccini qui me touchent et qui m’inspirent des scènes. Une fois la création lancée, je me suis concentrée sur les mots de ses arias. À partir de la dramaturgie de chaque morceau, j’ai commencé à créer le spectacle. Les trois pièces de Caccini qui ont été choisies nourrissent la dramaturgie scénique.
Vous avez composé autour du leitmotiv « Ô Dolce Maria » issu du recueil Il Primo Libro delle Musiche de Francesca Caccini. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Agostina
Après avoir choisi Selma Mutal parmi la sélection de compositrices, la première étape a été de faire passer les auditions pour les quatre danseuses. Pour cela, j’avais besoin de trois versions différentes de « Ô Dolce Maria ». Selma m’a donc livré une version assez mélodique, une autre plus percutante, pleine de vie et avec laquelle on peut pousser la physicalité, et une dernière version beaucoup plus contemporaine et décalée par rapport au « Ô Dolce Maria ». J’ai trouvé ses maquettes génialissimes et j’ai constaté pendant les auditions que ça marchait vraiment bien. Je pouvais voir chaque femme dans son intimité et des côtés d’elles très différents.
Selma
Effectivement, les trois maquettes ont constitué mon point de départ dans l’aventure. J’ai très vite commencé à travailler au-delà du Caccini pur. Par exemple avec Roxane, la chanteuse, nous avons traité la voix différemment : le « Ô Dolce Maria » peut aussi intervenir sous la forme de découpages de la voix avec des sons bizarres. Elle m’a envoyé beaucoup d’effets de voix qui n’avaient rien à voir avec un lyrisme pur à l’instar de Caccini, mais qui s’inscrivait dans la volonté et la direction artistique d’Agostina. J’ai composé à partir de ces trois maquettes, qui sont des interprétations personnelles et qui étaient vouées à évoluer. Il y a Francesca Caccini, mais beaucoup d’autres choses aussi. C’est justement ça qui est beau, de se dire qu’on part du XVIe siècle et qu’on l’utilise comme une référence.
C’est totalement différent de créer une forme projetée par le mental et de la reproduire, que de laisser la forme s’exprimer à travers ce qui est vivant, ici et maintenant.
Agostina, vous avez utilisé la technique du Conscious Release pour chorégraphier The Nature of Intimacy. Pouvez-vous nous expliquer ce que c’est ?
Agostina
Le Conscious Release est une méthode que j’ai développée il y a plus de 10 ans et que j’enseigne un peu partout en Europe. L’objectif est d’arriver, comme le nom l’indique, à un relâchement conscient du corps, qui a pour effet d’ouvrir les possibilités physiques et le potentiel de la danse que l’on peut créer. J’invite à lâcher prise dans le contrôle du mouvement et à laisser la forme venir avec l’instant présent. C’est totalement différent de créer une forme projetée par le mental et de la reproduire, que de laisser la forme s’exprimer à travers ce qui est vivant, ici et maintenant. Le Conscious Release est la base de mon travail et c’est assez impressionnant de voir que moins on fait d’efforts, plus incroyable et virtuose en est la forme. Ça va à l’encontre de ce qu’on nous a appris.
Comment avez-vous collaboré pour l’écriture chorégraphique et musicale ?
Agostina
De manière virtuelle. Quand j’étais en répétitions, je filmais tout pour envoyer à Selma. On avait souvent des échanges intenses pour faire évoluer le projet. Et c’est la manière qu’on a trouvée pour avancer selon nos besoins. C’est une première pour moi, pour Selma aussi. Pas certaine de vouloir la renouveler… (rires). C’est très important pour moi que les personnes avec qui je collabore soient sur place, afin que l’alchimie puisse naître. J’ai besoin que l’échange soit vivant. Mais malgré cela, je trouve qu’on s’en est bien sorties !
Selma
Je suis tout à fait d’accord avec Agostina. Pour ma part, j’ai l’habitude de travailler virtuellement, avec des réalisateurs et des chorégraphes. Pour les dernières chorégraphies sur lesquelles j’ai collaboré, il n’y avait pas de musiciens sur scène, c’était de la musique acoustique enregistrée. Je réalisais les maquettes en studio et je livrais un enregistrement général à la fin. Pour The Nature of Intimacy c’est très différent, parce qu’il y a deux instrumentistes et une chanteuse au plateau. C’est difficile de travailler virtuellement quand il y a des âmes musicales sur scène, car ce ne sont pas seulement des musiciens, mais des personnes qui donnent de l’intérieur. C’est compliqué à capter à distance. Pas forcément au niveau du son, mais pour ce qui est de la manière de jouer. C’est ma plus grande frustration. Maintenant, de voir ces deux instrumentistes sur scène, caresser ce théorbe et ce violoncelle, ça change tout.
Il y a deux dimensions de l’intime : le travail cru avec l’intimité des danseuses et l’ordre dramaturgique dans lequel les choses se déroulent.
Comment incarner l’intime en danse et en musique ?
Agostina
En danse, j’incarne l’intime par l’intime. C’est un vrai processus qui consiste à aller creuser dans ce que les danseuses ont à dire, dans ce qu’elles ont en elles. Non pas en tant que danseuses, mais en tant qu’êtres humains. Qui sont-elles vraiment ? Comment est-ce que je peux le capter pour le mettre sur scène et dans leur danse ? La dramaturgie du spectacle commence par les premiers soupirs et finit par les derniers. C’est le parcours d’une intimité. On commence notre vie par une première respiration et on l’achève avec une dernière. C’est l’espace-temps intime de nos existences. La dramaturgie du spectacle suit cette boucle. Il y a deux dimensions de l’intime : le travail cru avec l’intimité des danseuses et l’ordre dramaturgique dans lequel les choses se déroulent.
Selma
En musique, j’ai davantage abordé l’intime par un côté plus cru de la nature humaine, que l’on peut refléter par des sons. S’il y avait une force dans la scène, je l’interprétais par une force musicale percussive par exemple. Si la scène était plus douce, je m’attelais à créer un moment plus mélodique, peut-être même lyrique. Mon travail dépendait beaucoup des scènes. Pour moi, le spectacle était une multitude de compartiments d’un même train. Maintenant, je découvre le train et il est magnifique.
Tout l’enjeu était de réfléchir à comment faire vivre Caccini en 2023 et à ce qu’elle aurait à dire dans une pièce chorégraphique.
Selma, comment composer la musique originale d’une création à partir de compositions déjà existantes et qui ont plus de 400 ans ?
Selma
Je n’ai pas composé à partir de partitions existantes mais plutôt des choix effectués par Agostina. Elle me transmettait la matière à partir de laquelle j’allais travailler. Toute mon intervention auprès de Caccini tourne autour du leitmotiv « Ô Dolce Maria ». Évidemment, j’ai été prise d’émotion par la beauté et la pureté de l’écriture des voix de Caccini. Comme Agostina, je suis partie des textes des chansons pour construire la musique. Je me suis inspirée et saisie de Caccini. Pour obtenir ce mariage entre les époques, il ne faut pas trop toucher au côté Caccini. Il y a toute une partie où justement on ne touche pas à cette pureté et une autre où on continue à ne pas la toucher tout en l’utilisant. J’ai utilisé ses textes, des effets de voix, le leitmotiv « Ô Dolce Maria » tel quel, mais à l’intérieur d’un contexte complètement inattendu, au centre d’un moment très rythmique par exemple. J’utilise des idées, des allusions, des références à Francesca Caccini. Je joue avec le thème et la matière.
Agostina
La proposition de Claire Bodin, créatrice et directrice du Centre Présence Compositrices, de créer une pièce chorégraphique autour de Francesca Caccini et son œuvre n’a jamais impliqué l’illustration littérale de Caccini. Je n’en vois pas l’intérêt. Ce qui est intéressant c’est que Caccini reste pure. Tout l’enjeu était de réfléchir à comment faire vivre Caccini en 2023 et à ce qu’elle aurait à dire dans une pièce chorégraphique. Comment le public va être touché par une musique venant de l’époque baroque mais qui est jouée aujourd’hui avec une danse qui représente le temps contemporain ? C’est là toute la force de la danse contemporaine : le corps a quelque chose à dire d’aujourd’hui. C’était tout l’enjeu esthétique. Je trouve que ce qui est réussi dans le spectacle est le croisement des époques. On peut passer de quelque chose d’hyper contemporain et même des années 80 – qui sont assez présentes dans la musique de Selma – à de la musique baroque en un claquement de doigts. C’est un jeu. Si un jour une personne de l’audience me dit qu’elle s’est sentie transportée dans le temps, ce sera magnifique. Si c’était un film, il serait à propos d’un même personnage qui vit dans des temps différents. Mais contrairement au cinéma, la danse contemporaine est davantage dans l’abstraction et c’est cette puissance que j’aime. Celle de ne pas tout dévoiler, de ne pas tout comprendre non plus. Celle qui permet au mystère de persister.
Comment avez-vous collaboré avec la chanteuse soprano Roxane Choux et les instrumentistes pour votre composition ?
Selma
Au début, je créais pour que les musiciens jouent ce que j’écrivais sur une partition. Mais c’est très délicat de leur demander de reproduire des maquettes écrites synthétiquement de manière acoustique. D’habitude, on fait ça en studio. Les musiciens ont l’habitude de jouer sur un playback dans une infrastructure, entourés d’ingénieurs du son, avec des clics. Là le contexte est complètement différent : c’est un spectacle de danse, organique, dans lequel on souhaite dans la limite du possible éviter ce clic. C’est là que la direction a changé. Je me souviens avoir échangé avec Agostina pour lui dire que profondément, je sentais que cette œuvre avait besoin d’une part d’improvisation. D’une part de liberté à l’intérieur d’une structure. Par la suite, les instrumentistes se sont saisis de cette liberté et ont relevé le défi avec brio, ils ont fait un travail de titan. D’ailleurs un des morceaux du spectacle a été créé à partir d’une improvisation entre les deux instrumentistes. Ils m’ont ensuite demandé de construire la structure métrique de leur improvisation. C’est là que commence la co-création. C’est un travail de concertation collectif qui m’a beaucoup touchée. Agostina a su mettre les mots justes sur cette collaboration en disant que les musiciens sont à l’origine de l’adaptation scénique de ma musique. Et cette adaptation a évolué au rythme des résidences.
Agostina
La force d’adaptation des maquettes de Selma par les musiciens sur scène était phénoménale ! Ils ont fait un travail de fou pour rendre ça vivant dans leurs instruments. On a énormément travaillé là-dessus. Leur force a aussi été leur alchimie. C’est d’une puissance énorme dans ce spectacle et je trouve très beau qu’ils aient réussi ce défi en se créant ensemble une intimité. Ça vient d’ailleurs soulever la nature de l’intimité. Les contraintes nous ont offert la chance de l’explorer.
Pourquoi est-il nécessaire pour vous d’aborder l’intimité par le féminin ?
Selma
J’ai découvert cette nécessité avec Agostina. Quand elle dit s’être rendu compte qu’il y avait tout de suite une intimité entre femmes, j’en ai pris conscience aussi avec The Nature of Intimacy. Je pense que la solidarité entre femmes est également impressionnante et représente un niveau d’intimité.
Agostina
Dans ce spectacle, on se demande ce qui est intime dans ce qu’on expose ou non. Quand je parle, j’expose par les mots ce qu’il y a dans mes pensées et ton intimité les entend, elle va être touchée ou non. Des choses vont se réveiller en toi, tu ne les exprimeras peut-être pas, mais ça ne veut pas dire que je ne les percevrai pas dans notre échange. C’est ce domaine du dire et du non-dit qui est très intéressant à mon avis.
Qu’est-ce qui rend cette création profondément actuelle bien qu’elle compose à partir d’œuvres et de techniques d’époques très différentes ?
Agostina
C’est la conception même. Je suis toujours très consciente que ce n’est qu’une heure de mon point de vue sur un sujet et rien d’autre. Je fais des spectacles pour aller creuser dans des thèmes que je trouve universels. La notion d’intime nous touche tous, non ? Faire des spectacles, c’est entamer des processus puis les terminer et en commencer de nouveaux. Le moteur artistique et créatif est ancré dans l’actuel. C’est parce qu’on arrive au bout d’une question, qu’une autre apparaît. Ce spectacle est un voyage dans le temps d’un instant. Et la scénographie illustre parfaitement cette idée. C’est une pièce de l’artiste visuelle belge Carole Solvay, qui s’appelle justement Le temps d’un instant. Je l’ai trouvée extrêmement puissante. C’est un mouvement suspendu dans l’air. On perçoit le mouvement, mais aussi le fait que ça ne bouge pas. C’est ce que le spectacle raconte.