Lisa Chevalier et Philippe Fanjas : provoquer le changement et agir pour l’égalité

Propos recueillis par Claire Lapalu en décembre 2024

Rencontre avec la compositrice Lisa Chevalier et l’Association Française des Orchestres qui mène un important programme d’actions pour la reconnaissance des compositrices. L’AFO a notamment mis en place Unanimes ! Avec les compositrices, une initiative qui a conduit à la tenue d’un concours de composition en septembre 2024. Trois artistes y ont été récompensées : Song Aa Park pour Sa-Ii (Gap of the time), Johanna Ruotsalainen pour Magic Simon et Lisa Chevalier pour Réveil à l’aube d’une ville.

Photo : Lauréates 2024 du concours Unanimes !

Lisa Chevalier, quelles ont été vos motivations pour participer au concours de composition porté par l’AFO ?

LC : Les raisons ont été avant tout artistiques. En effet, la participation au concours permettait d’écrire pour grand orchestre, ouvrant la voie à de multiples possibilités et expérimentations sonores. Par ailleurs, la perspective de partager les répétitions avec un orchestre aussi qualitatif que celui du Capitole de Toulouse était très stimulante car les échanges avec les instrumentistes sont précieux dans le travail d’un·e compositeur·rice. À cet égard, le concours a été très concluant car j’ai pu vraiment discuter des pièces avec les musicien·nes et leurs retours ont été très intéressants. Ils se sont saisis pleinement de nos travaux. Bruno Mantovani a aussi été un maillon déterminant dans le déroulement du concours. Il a tout de suite su capter le projet et l’imaginaire que j’avais mis dans Réveil à l’aube d’une ville et son engagement a permis de rendre compte de la partition le mieux possible.

Je dois dire aussi que le cadre du concours était très stimulant… justement parce que c’était un cadre ouvert ! Les candidates pouvaient défendre leur propre projet artistique, sans devoir répondre à un cahier des charges esthétique trop fermé. Pour ma part, mon cœur de métier est celui de la musique de film et c’est avant tout en tant que compositrice pour l’image que je travaille actuellement. Je suis très sensible à la notion d’hybridité esthétique et la liberté offerte par le concours était pour moi une véritable opportunité. Cela m’a donné l’occasion de me déployer dans un contexte qui m’est moins habituel, celui de la musique de concert. Le fait que ma pièce ait reçu un bon accueil m’invite à poursuivre l’exploration de ce champ musical, ce qui est très positif.

Photo : Lisa Chevalier

Philippe Fanjas, vous êtes le directeur de l’Association Française des Orchestres. Pouvez-vous nous rappeler quelles sont les missions de votre structure ?

PF : L’AFO est le réseau des orchestres permanents et, à ce titre, elle constitue une interface privilégiée entre ses membres et leurs multiples partenaires. En tant qu’observatoire, elle a pour objectif d’analyser les besoins et les mutations à l’œuvre dans son secteur et, afin d’accompagner les changements, elle met en place des actions de formation, des rencontres professionnelles et différents événements publics.

Parmi les missions que vous portez, la question de l’égalité entre les femmes et les hommes occupe une place de première importance. Pour cette raison, l’année 2024 a vu la première édition du concours Unanimes ! Avec les compositrices. Quelle a été la genèse de cet événement ?

PF : En 2018, l’AFO s’est engagée dans une démarche de valorisation des compositrices et des musiciennes en lançant une étude destinée à documenter la présence des femmes dans le monde de l’orchestre. Cette étude a notamment permis de constater que certains pupitres restaient largement masculins et que, malgré l’égalité salariale à poste équivalent, il n’y avait pas d’égalité numérique au sein des orchestres. Par ailleurs, cette étude a mis en lumière le fait que, lors de la saison 2020-2021, seules 4% des œuvres programmées étaient composées par des femmes. Pour cette raison, il nous a semblé urgent d’agir et de trouver les leviers permettant de valoriser les compositrices. La mise en place d’un concours dédié aux compositrices répond à la nécessité de mettre un coup de projecteur sur leur travail et, en conséquence, d’inciter à la programmation de leurs œuvres. Tandis qu’à présent, il devient habituel – et c’est heureux ! – de voir des cheffes prendre la tête des orchestres, il faut que les œuvres de compositrices côtoient communément celles des compositeurs dans les salles de concerts.

LC : Cette main tendue vers les compositrices est une opportunité qu’il faut pouvoir saisir en vue de changements. Dans l’idéal, je trouve qu’il serait intéressant de réfléchir à la manière dont les concours de composition pourraient mettre en place l’anonymat de genre dans la phase de sélection. Quoiqu’il en soit l’élan et la prise de conscience collective qui sont à l’œuvre en ce moment sont nécessaires et porteurs.

Il faut que les œuvres de compositrices côtoient communément celles des compositeurs dans les salles de concerts.

Et le choix du terme « unanimes », quel sens recouvre-t-il ?

PF : « Unanimes » permet de signifier que l’ensemble des acteur·rices du secteur sont engagés dans la même perspective, celle de soutenir la création musicale, sans laisser de côté la production des femmes. Affirmer que nous sommes « unanimes », c’est revendiquer que nous ne nous posons pas la question de la légitimité de cette démarche et que l’on ne peut pas se dérober face à cette urgence.

Quelques semaines après l’aboutissement du concours, quel bilan faites-vous de cette première édition et quelles perspectives se dessinent à présent ?

LC : De mon point de vue, le bilan est très positif . D’emblée, lors du déroulement du concours, les rencontres avec les instrumentistes, avec les autres compositrices, avec l’AFO ont conduit à des échanges enthousiasmants. Les conditions étaient donc, en elles-mêmes, très enrichissantes. Plus largement, le fait d’avoir eu deux prix agit sur la carrière, à plus ou moins long terme et entraîne une reconnaissance du milieu. À cette heure, j’ai par exemple été contactée par des éditeurs pour envisager l’édition de mes pièces, ce qui est un vecteur pour leur diffusion. L’engouement du public pendant le concours amène aussi des retombées, symboliques mais néanmoins importantes. Sentir l’intérêt des auditeur·rices, jeunes, moins jeunes, mélomanes, étudiant·es, donne de l’importance à la création contemporaine. C’est très porteur de le ressentir et de le constater.

PF : Cette première édition est très satisfaisante, à plusieurs points de vue. La participation a été remarquable, indiquant que cette initiative correspond à un besoin. En dépit des réticences qui se manifestent parfois chez les compositrices, en particulier la crainte d’être reconnues en fonction de leur identité de genre et non pas de leurs qualités musicales, elles se sont largement saisies de cette opportunité, permettant la tenue d’un concours de haute qualité.
D’autre part, cette initiative a su mobiliser de nombreux partenaires, le Ministère de la Culture, la Sacem, la Maison de la Musique Contemporaine, la Fondation Francis et Mica Salabert, la CEMF et l’Anescas, sans oublier l’Orchestre national du Capitole de Toulouse. France Musique a enregistré le concert de la finale, disponible en replay. Cela nous encourage à poursuivre le travail afin de faire évoluer les représentations et les habitudes. Malgré cet engouement, la possibilité d’une deuxième édition, espérée pour 2026, reste à cette heure en suspens, dans l’attente de financement. Cela rappelle que l’engagement pour les compositrices demande toute notre vigilance, dans le long terme, et qu’il reste toujours menacé par un conservatisme prompt à se manifester.

L’engagement pour les compositrices demande toute notre vigilance, dans le long terme, et qu’il reste toujours menacé par un conservatisme prompt à se manifester.

Si le concours est peut-être le volet le plus visible, Unanimes ! Avec les compositrices est une initiative qui se décline en plusieurs volets, permettant d’agir sur plusieurs axes simultanément. En quoi consistent les autres actions de cette démarche ?

PF : En effet, le programme se décline en trois volets dans le but d’agir sur plusieurs plans à la fois :  en plus du concours, Unanimes ! consiste aussi à recenser les œuvres de compositrices programmées au fil des saisons des orchestres partenaires et à les labeliser afin de les rendre plus visibles. La présence du label attire l’œil du public vers le nom des compositrices, valorisant ainsi leur place et leur conférant un plus fort rayonnement. Cela permet également de mettre en valeur l’engagement des structures qui s’emparent de ce sujet. Le dernier volet est un programme de mentorat, paritaire hommes femmes, qui vise à encourager les jeunes compositeurs et compositrices à écrire pour l’orchestre. Il se décline lui-même en deux axes : à l’échelle locale, l’AFO a invité orchestres et conservatoires à identifier ensemble de jeunes compositeur·rices et à leur proposer de rencontrer les musiciens, les directions musicales, les équipes administratives des orchestres pour consolider leur vocation. À l’échelle nationale, l’AFO s’est associée à la Maison de la Musique Contemporaine et l’Orchestre Français des Jeunes pour organiser des rencontres et des sessions de formation destinées à se familiariser avec la réalité du fonctionnement d’un orchestre. L’objectif est de donner des outils aux jeunes compositeur·rices pour qu’elles et ils puissent mieux s’immerger dans les structures professionnelles. Tous ces biais d’accompagnement ont vocation à accompagner la rencontre entre artistes et structures.

La valorisation des compositrices fait écho à de véritables enjeux sociétaux, relatifs à l’égalité des femmes et des hommes et aux stéréotypes de genre à l’œuvre dans le monde du travail. Cependant, dans le travail de programmation mené par les directions de structure, n’y a-t-il pas une distinction à opérer entre les compositrices du passé et celles d’aujourd’hui ? Programmer le matrimoine et programmer les compositrices contemporaines ne relèvent-ils pas d’enjeux spécifiques ?

PF : Ce sont en effet sur ces deux axes qu’il faut pouvoir travailler, sans mettre en concurrence les compositrices d’hier et celles d’aujourd’hui. La volonté de faire connaître le matrimoine se heurte à plusieurs siècles de marginalisation du travail des compositrices. La culture de l’orchestre est marquée par un héritage « masculiniste » et par la domination des hommes. Le renversement des mentalités est un processus qui nécessite du temps… et de l’engagement !
En ce qui concerne les compositrices d’aujourd’hui, elles souffrent d’une double peine : elles sont souvent écartées du devant de la scène et, à cela s’ajoutent les difficultés de programmation de la musique contemporaine dont souffrent les compositeurs comme les compositrices. Matrimoine et création contemporaine ne répondent donc pas aux mêmes stratégies de programmation.
Par ailleurs, il ne faut pas mésestimer les différences structurelles qui existent entre nos orchestres partenaires. En particulier, les nomenclatures [c’est-à-dire l’effectif instrumental] varient parfois beaucoup de l’un à l’autre. Pour être le plus en phase avec ces diverses réalités de l’orchestre, nous avons fait le choix de décliner le concours en deux catégories, un prix pour une œuvre destinée à un orchestre symphonique et un prix pour une œuvre destinée à un orchestre de chambre. De cette manière, nous avons souhaité élargir l’éventail des compositrices susceptibles de participer. D’autre part, un plus grand nombre d’orchestres peut ensuite programmer une des œuvres primées et choisir, selon son effectif de musicien·nes permanent·es, entre une œuvre pour orchestre de chambre ou pour orchestre symphonique.

Dans votre parcours et dans votre activité quotidienne, percevez-vous des résistances dans ce chemin vers la reconnaissance des compositrices ?

LC : Je trouve le bilan nuancé aujourd’hui, probablement pour deux raisons conjuguées. D’abord, les efforts portés ces dernières années ont contribué à faire évoluer le secteur et la place des compositrices est maintenant communément admise, même s’il reste encore à faire. D’autre part, je suis maintenant moins sensible aux regards qui pourraient être influencés par mon identité de genre, ce qui me permet d’être plus détachée de jugements potentiellement sexistes.
En revanche, je dois admettre que les débuts dans ce milieu ne sont pas toujours très encouragés. Au long de mes années d’apprentissage, j’ai pu observer à plusieurs reprises et autour de moi que certains enseignants étaient plus réticents à la présence de filles dans leurs classes. C’est un constat qui rappelle qu’il faut absolument faire évoluer les pratiques pédagogiques sur cette question. En effet, tout étudiant est plus enclin à une certaine fragilité à ses débuts, lorsqu’il démarre. On est en pleine construction, on a besoin de regards ouverts et bienveillants. Dans cette perspective, il est primordial que les institutions continuent à encourager les femmes à pratiquer la composition, pour qu’elles soient accueillies de partout et sans difficultés.

Il est primordial que les institutions continuent à encourager les femmes à pratiquer la composition.

Dans le quotidien de la vie d’un orchestre, à quelles difficultés font face les orchestres dans ce long travail de réhabilitation des compositrices ?

PF : Aujourd’hui, on ne constate plus de réticences manifestes de la part des acteur·rices du secteur et la nécessaire valorisation des compositrices est une cause largement admise. En revanche, il faut comprendre que les orchestres font face à de multiples enjeux : l’équilibre de la programmation, les publics à conquérir, l’éducation artistique et culturelle, la transition énergétique, l’accompagnement à la formation des jeunes artistes, etc. Tout cela doit se faire dans un contexte budgétaire généralement très contraint. Ainsi, bien que les orchestres assument les obligations éthiques et politiques qui pèsent désormais sur eux, cela doit s’opérer avec des moyens et des équipes de gestion qui n’ont pas pu grossir pour gérer ces nouvelles missions.

Au-delà du travail effectué par les structures et par le collectif que représente l’AFO, quels sont les outils disponibles pour accompagner les orchestres et avancer sur l’égalité des compositrices et des compositeurs ?

PF : Il est certain que l’on ne travaille pas seul sur cette question. Les différents partenaires d’Unanimes que j’ai déjà cités en sont la preuve. Chacun, chacune doit se tenir informé de ce que produisent les autres structures sur ce sujet. Par ailleurs, il faut aussi impliquer des associations comme Conservatoire de France qui permet d’agir au premier plan, celui de la pédagogie. Bien entendu, le travail fourni par Présence compositrices, et notamment par la mise en place de la base de données Demandez à Clara, est un outil incontournable d’aide à la programmation. C’est grâce à la multiplicité des actions que l’on peut progressivement bâtir l’égalité.

Auteur
jihane robin