Des mots, des expressions, des situations, rencontrés au cours de mes pérégrinations en faveur des compositrices…
Présence(s)
Pour mon édito du mois de mars j’avais choisi de dénoncer l’emploi inapproprié et choquant du mot ghetto. A l’opposé de ce mot, j’ai choisi aujourd’hui celui de présence. Un mot qui ouvre, après celui qui enferme. Un mot que nous avons, dans un premier temps, décliné au pluriel avec le nom du festival (Présences Féminines), puis au singulier pour le Centre de ressources et de promotion (Présence Compositrices) et pour le festival qui portera ce même nom dès sa prochaine édition en octobre.
De nombreux ouvrages, actes de colloques, études, dans les domaines de la musicologie, de l’histoire, de la sociologie, des études de genre, ont rendu caduque depuis déjà plusieurs années la constatation que faisait Meri Franco Lao en 1978 dans son ouvrage Musique sorcière : « […] il est difficile de remonter aux causes de l’exclusion, parce qu’au fond, l’histoire se contente de pointer l’absence des femmes aussi dans le domaine musical, sans en expliciter les motifs ». Les causes de cette exclusion sont maintenant parfaitement documentées – voir par exemple les travaux de Michèle Perrot dans Les femmes ou les silences de l’histoire – et on sait que les femmes ont toujours pratiqué la musique, joué de divers instruments, chanté, composé, même lorsque des interdits religieux et sociaux les restreignaient dans le choix de l’instrument et dans l’accès au savoir, les cantonnant à des rôles souvent non consentis d’épouse et de mère au seul service de la sphère domestique.
Cette absence des femmes n’est donc que relative et on constate aujourd’hui combien la perception que l’on en a est en train de changer. Il est vrai qu’elles ont moins composé que les hommes et que dans certains domaines, symphonique et lyrique notamment, elles n’ont souvent pas pu aller aussi loin que leur talent auraient dû les y conduire. Mais il fallait soulever le voile qui durant des siècles a été posé sur leur existence pour s’apercevoir que cette absence n’était en réalité que de l’indifférence. L’indifférence de l’histoire. Notre indifférence. En cela, les propos de l’historien britannique Edward P. Thompson, cité par Michelle Zancarini-Fournel dans son livre Les Luttes et les rêves semblent sonner juste, aussi dans le domaine de l’histoire de la musique. L’historien évoque en effet : « […] la nécessité de faire une « histoire par en bas » : cette manière-là d’écrire l’histoire se conçoit comme un « travail de sauvetage de ce qui aurait pu se passer ; un travail de rachat d’autres systèmes de significations qui, ayant perdu leur bataille pour la légitimité, ont été « oubliés » […], un travail sur la mémoire et sur le pouvoir, sur tout ce que nous avons oublié ou qu’on nous a fait oublier ». Une phrase en résonnance avec les « mensonges par omission de l’histoire de la musique », déplorés par Hyacinthe Ravet dans son livre Musiciennes – Enquête sur les femmes et la musique.
Qu’il soit utilisé au pluriel ou au singulier, le mot présence reste fort. Il rassure les rationnels quand il évoque le visible, la personne que l’on voit, que l’on touche, que l’on écoute ; les sensibles, pour qui la présence peut être psychique, ressentie ; les mystiques qui captent l’invisible, le magique…
Et c’est parce qu’il peut convoquer autant le visible que l’invisible que nous l’avons choisi. Être une compositrice reconnue, qui prend la lumière. Être une compositrice méconnue, qui reste dans l’ombre. Occuper le devant de la scène ou patienter au fond d’une oubliette. Être aux côtés de, être à l’instar de, ou seulement femme de, sœur de. Se voir confisquer son pouvoir créateur, comme l’a vécu Alma Schindler par exemple, le voir minoré par le simple fait d’être née femme. Une femme dont le talent sera jugé, durant des siècles, à l’aune de ce que l’on reconnait aux femmes : la joliesse, l’élégance, la douceur, une certaine mièvrerie. Ou une femme dotée d’une sorte de monstruosité cérébrale qui fait d’elle un être qui pense (et crée) virilement, ce qui lui permet d’être (en partie) reconnue. C’est le cas de compositrices telles Louise Farrenc, Pauline Thys, Ethel Smyth, Augusta Holmès…et de tant d’autres !
Au travers de leurs réussites, totales ou partielles, ou de leurs déceptions et échecs, le mot présence les prend toutes en compte et permet de les situer d’emblée dans un espace-temps sans limites. Même réduites au silence par des siècles d’indifférence et de mépris, elles n’en existent pas moins, partitions dans les bibliothèques, destins dont on trouve maints témoignages pour peu que l’on veuille les chercher, portraits, dédicaces, récits…Elles ont été aux côtés des « reconnus », les grands, les génies – et ont parfois été aimées, admirées, conseillées par eux -, les compositeurs, les écrivains, les peintres, les poètes, les critiques, les directeurs de théâtre, les politiques, tous ces hommes que les récits historiques nous ont appris à fréquenter. Par leurs présences et leurs actes elles ont, elles aussi, contribué à l’histoire de la musique, et les prendre en compte ouvre des perspectives qui n’enlèvent rien aux grands hommes que l’on connaît, mais qu’il nous est alors proposé de découvrir différemment. En effet, et pour ne citer que quelques exemples, l’admiration de Franz Liszt pour Marie Jaëll*, celle de Camille Saint-Saëns pour Louise Héritte Viardot**, ou de Charles Gounod pour Fanny Mendelssohn***, ne diminue en rien la nôtre pour ces trois grands compositeurs, et devrait même nous amener à nous intéresser davantage à celles qui font l’objet de cette admiration !
Le mot Présence nous propose aussi d’inviter les compositrices dans nos vies. Au quotidien, comme le sont les compositeurs que l’on aime, dont certains airs, mélodies, bouts de thèmes, surgissent spontanément, au détour d’une pensée, d’une rêverie, d’un moment de silence intérieur qui laisse la musique qui nous habite inconsciemment prendre le dessus sur tout autre activité de l’esprit. Mais pour arriver à cela, il faut en écouter de la musique de compositrice ! Se refaire une belle éducation musicale inclusive. Et être certain qu’en allant au concert on aura enfin toutes les chances du monde d’avoir au programme une ou plusieurs œuvres de femmes….
Alors bien sûr, une présence peut être bienveillante ou plus menaçante. Revêtus d’un drap blanc sur lequel seraient inscrits les mots particulièrement effrayants de : application du principe de l’éga conditionnalité, les fantômes de toutes ces compositrices maltraitées durant des siècles pourraient bien avoir envie de revenir hanter quelques programmateurs et programmatrices. Surtout les plus sceptiques ! Histoire d’accélérer un peu le mouvement !
* « Un nom d’homme sur votre musique et elle serait sur tous les pianos », dans HURPEAU, Laurent, Marie-Jaëll un cerveau de philosophe et des doigts d’artiste, Lyon, Symétrie, 2004, p.145.
** « […] Quelle inspiration, quel talent, quelle puissance, quelle technique, quel profond savoir se dégage de chacune de ses œuvres ! Réellement, le bon Dieu s’est étrangement trompé ; car si Louise était un homme, son génie produirait dans la musique une véritable révolution », dans FRIANG, Michèle, Pauline Viardot au miroir de sa correspondance, Paris, Hermann,2008, p.242.
*** « Madame Henzel était une musicienne hors ligne, pianiste remarquable, femme d’un esprit supérieur […] Elle était douée de facultés rares comme compositeur […] », dans TILLARD, Françoise, Fanny Hensel née Mendelssohn Bartholdy, Lyon, Symétrie, 2007, p.318.