Entretien avec la compositrice en résidence au Festival Présence compositrices 2021
Propos recueillis par Camille Villanove en août 2021
C’est une musicienne complète et accomplie que le Festival Présence Compositrices invite en résidence pour sa 11e édition, du 13 au 24 octobre prochains à Toulon, La Garde et au Pradet. Née à Metz en 1958, Suzanne Giraud est riche d’un parcours musical qui l’a menée de l’alto et du piano à la composition, la direction d’orchestre et l’enseignement. Son langage se nourrit de littérature, de peinture, de sa fréquentation des compositeurs et compositrices du passé. Il se veut aussi l’écho des préoccupations de notre temps. Avec enthousiasme, elle s’engage dans cette résidence afin de contribuer à la mission de Présence compositrices : la vie et la promotion de la création féminine.
Pour le Mag, nous avons demandé à Suzanne Giraud de présenter les pièces qu’elle a écrites pour le Festival. Au fil de cet entretien, elle nous introduit dans son vaste univers créateur : poétique, parfois militant et toujours en recherche.
©Stéphane Michaux
Dans le cadre de votre résidence au festival Présence compositrices, deux œuvres vous ont été commandées. Commençons par Impulse*, votre cinquième quatuor à cordes qui sera interprété par le Quatuor Zaïde à Toulon le 19 octobre prochain. Quelle était votre idée de départ ?
J’avais envie de faire passer un message à notre société à propos de l’état de la Terre. Je me demandais quels seraient les prophètes d’aujourd’hui. Ce seraient pour moi les lanceurs et lanceuses d’alerte. Parmi eux, j’ai choisi la jeune Suédoise Greta Thunberg qui interpelle avec sang-froid les responsables politiques sur la nécessité de changer nos comportements et nos façons de penser. A travers cette œuvre, je lui rends hommage.
[…] La nécessité de changer nos comportements et nos façons de penser.
Quel est votre rapport à l’écologie ?
Depuis très longtemps, je suis engagée dans une écologie personnelle plutôt que politique. Cela passe par la lutte contre le gaspillage, la façon de me nourrir, la remise en question d’une société beaucoup trop basée sur la consommation.
Alerter les consciences, est-ce une mission que vous avez toujours poursuivie en tant que compositrice ?
Non, pour moi la musique est avant tout une manière de s’exprimer et une manière d’être.
Quatuor Zaïde ©Kaupo Kikkas
Revenons à Impulse. Comment transmettez-vous ce message d’alerte à travers les quatre instruments du quatuor ?
Les musiciens prononcent des extraits de messages de lanceurs d’alerte, tout en jouant de leur instrument. D’autre part, j’ai cherché à écrire une musique qui secoue les gens, comme le fait cette jeune-femme. Cela passe par l’alternance entre une écriture continue et des ruptures, de grandes plages sonores très fournies comprenant de grands mouvements. Je joue avec les silences, emploie le bruit des pieds des instrumentistes, des modes de jeux qui peuvent surprendre, comme frapper le dos de la caisse avec l’ongle ou le dos de la main.
j’ai cherché à écrire une musique qui secoue les gens.
Une seconde pièce commandée par Présence compositrices, Orée, sera créée le 22 octobre au Pradet par le duo Juliette Hurel, flûte traversière et Hélène Couvert, piano. La personnalité de ces musiciennes vous a-t-elle inspirée ?
Quand Claire Bodin, la directrice du Festival, m’a annoncé que la pièce serait créée par ces deux musiciennes, j’ai bondi de joie. Je connaissais Juliette Hurel que je trouve formidable, et avais déjà entendu le duo qu’elle forme avec Hélène Couvert. En composant, je les imaginais faire les gestes de ma musique. Orée est une œuvre à voir autant qu’à entendre.
Hélène Couvert & Juliette Hurel ©Jean-Baptiste Millot
Comment cela se manifeste-t-il ?
Ce qui m’a guidée, c’était la volonté de créer des contrastes et un matériau commun aux deux instruments. Peu après le début, par exemple, les interprètes utilisent leur voix : la flûtiste chante dans l’instrument et la pianiste entonne quelques bribes de scat à la façon du « pom pom pidou » de Maryline Monroe. A d’autres moments, les gestes musicaux tentent de se rapprocher : faire circuler de l’air dans la flûte, tandis que la pianiste fait glisser ses ongles sur les cordes.
Comment doit-on comprendre ce titre « Orée »?
J’avais en tête cette représentation : l’artiste dans la forêt de la création, qui se dirige vers l’orée pour voir ce qu’il y a plus loin. Cette pièce honore l’inconnu de nos créations, de nos improvisations, l’inconnu de nos perspectives dans l’écoute, dans la suggestion.
La commande du Festival impliquait de faire mémoire d’une compositrice qui vous a précédée. Vous avez choisi Francesca Caccini, qui était aussi chanteuse, luthiste, professeure de chant des Médicis à Florence au XVIe siècle. Qu’est-ce qui a orienté votre choix ?
Deux chemins m’ont menée vers elle. Elle est d’abord la première femme à avoir composé un opéra, vingt ans après l’Orfeo de Monteverdi. Pour avoir écrit plusieurs opéras**, je sais combien cette aventure est forte dans la vie d’un compositeur ou d’une compositrice. D’autre part, j’ai enseigné l’écriture de la Renaissance au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Je me suis passionnée pour la période de transition vers le Stile nuovo, dont Giulio, le père de Francesca Caccini fut un grand défenseur. Je m’en suis nourrie dans mon opéra Caravaggio, notamment.
Avant d’avoir découvert l’œuvre de Caccini, vous souvenez-vous de la première fois que vous avez entendu la musique d’une femme ?
C’était en classe de déchiffrage au piano à Strasbourg, je devais avoir quatorze ou quinze ans. Nous travaillions des cahiers d’Elsa Barraine. Ces pages étaient très bien écrites pour former au déchiffrage et sonnaient bien. Bien plus tard, j’ai appris quelle femme formidable elle avait été, une des premières lauréates du prestigieux Prix de Rome, engagée dans la Résistance.
Avez-vous rencontré une musicienne qui a particulièrement compté dans votre parcours ?
La compositrice Michèle Reverdy***, au début de ma carrière. J’étais sensible à sa manière d’être auprès de ses élèves au Conservatoire de Paris, à sa proximité. Michèle m’a aussi permis d’écrire sur la musique en me confiant des articles pour le Centre Pompidou. Cette expérience édifiante m’a mise en contact avec des compositeurs comme Xenakis.
Le 20 octobre, le Festival vous invite à rencontrer les étudiants et étudiantes du Conservatoire de Toulon. Quels conseils donnez-vous aux jeunes compositrices, vous qui enseignez la composition au Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris ?
Je souhaite que chacun∙e de mes étudiant∙es élargisse ses moyens d’expression pour aller au plus près de sa personnalité. Pour les jeunes-femmes, ce que j’essaie de susciter le plus, c’est la confiance dans l’affirmation de soi.
Pour les jeunes-femmes, ce que j’essaie de susciter le plus, c’est la confiance dans l’affirmation de soi.
Comment expliquez-vous ce manque de confiance chez les jeunes compositrices ?
La confrontation à un monde dominé par l’entre soi masculin peut déstabiliser les personnalités. Dans toutes les branches professionnelles, il y a une chape qui détermine ce que doit faire une femme ou pas.
Avez-vous subi les conséquences de cette détermination sexiste en tant que jeune compositrice ?
Je n’ai pas eu de problème quand j’étais jeune. Beaucoup de bonnes choses me sont arrivées. Je ne m’apercevais pas des réprobations ni des résistances. Je savais ce que je voulais et j’y allais.
Quelle évolution espérez-vous dans les institutions qui font vivre la création en ce qui concerne la reconnaissance des talents féminins ?
L’évolution que j’espère ne concerne pas seulement les arts, mais aussi les médias, la science : il faut rendre les femmes visibles. Si les femmes font naturellement partie de la vie émergente, elles peuvent servir de guide aux jeunes générations. Que l’on ne demande plus si c’est un homme ou une femme. C’est quelqu’un de compétent c’est tout. C’est ça l’égalité.
Percevez-vous des signes encourageants ?
C’est en train de bouger pour la direction d’orchestre et la composition. Enfin ! J’ai applaudi des deux mains quand la Ministre de la Culture Roselyne Bachelot a conditionné l’attribution des subventions aux institutions musicales à la programmation de cheffes d’orchestre et de compositrices****. S’il n’y avait pas cette volonté politique appliquée de façon coercitive, beaucoup de programmateurs s’assiéraient dessus.
Quelles compositrices soutenez-vous parmi la jeune génération ?
Diana Soh, Lisa Streich, Sanae Ishida, Violetta Cruz. Lors d’un jury d’entrée au troisième cycle du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, j’ai découvert avec admiration la musique de Núria Giménez Comas, Je soutiens aussi des compositrices qui sont venues à moi dans le cadre des Ateliers contemporains que j’organise au Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris, comme Snezana Nešić.
* Impulse est une Co-commande du Festival Présence Compositrices, de l’Opéra de Limoges et de ProQuartet, Centre Européen de Musique de Chambre. La création a eu lieu le 29 juillet 2021 par le Quatuor Tana à l’Opéra de Limoges.
** Consultez le catalogue de Suzanne Giraud sur Demandez à Clara.
*** Michèle Reverdy été compositrice en résidence au festival Présences féminines en 2019.
**** Lire le discours du 14 janvier 2021 sur les inégalités et les violences subies par les femmes dans le monde de la culture.
Rendez-vous avec Suzanne Giraud au Festival Présence compositrices 2021
– Vendredi 15 octobre / Rien n’est bon que d’aimer et Dimanche 17 octobre / Donne Sacre Donne Profane
Eclosion – Matéo Camisassa, guitare
– Mardi 19 octobre / Quatuor Zaïde
Impulse – Quatuor Zaïde
– Mercredi 20 octobre / Rencontre
Rencontre entre les étudiant·es du CRR de TPM et Suzanne Giraud
– Jeudi 21 octobre / Conférence
Conférence de Suzanne Giraud La musique nous vient d’ailleurs
– Vendredi 22 octobre / Compositrices à l’aube du XXème siècle
Orée – Juliette Hurel, flûte et Hélène Couvert, piano
Zéphyr – Anna Giorgi, piano
Pour aller plus loin
- Site internet de Suzanne Giraud
- Notice de Suzanne Giraud sur Impulse
- Notice de Suzanne Giraud sur Orée
- Page de Suzanne Giraud sur Demandez à Clara
- Interview de la flûtiste Juliette Hurel dans le Mag de juin 2020
- Entretien avec Suzanne Giraud sur France musique (22 mai 2019)
- Ateliers contemporains publics encadrés par Suzanne Giraud au Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris le lundi après-midi, de 14h30 à 18h. En partenariat avec Futurs composés et l’International Society for Contemporary Music.