Entretien avec Edith Lejet, compositrice en résidence au festival Présence Compositrices 2022

Propos recueillis par Théa Legrand en octobre 2022

Compositrice aguerrie, indépendante des courants dominants de la musique contemporaine et riche de plus de 60 ans de carrière, Édith Lejet est invitée en résidence pour l’édition 2022 du Festival Présence Compositrices, qui aura lieu du 15 au 22 novembre prochain à Toulon, La Garde et La Valette. Née en 1941 à Paris, elle débute la musique à travers le piano et le chant avant que la composition ne s’impose à elle. Passionnée de peinture, d’architecture, de poésie et de théâtre, ce sont autant de disciplines qu’elle diffuse dans ses œuvres musicales, véritables offrandes d’émotions.

Pour le Mag, Édith Lejet nous confie son cheminement artistique, ode à la patience, pour la composition de l’œuvre commandée dans le cadre du festival, Trois poèmes d’après César Vallejo, qui aboutira le 21 novembre 2022 à la création, par la mezzo-soprano Julie Nemer et la pianiste Marie-France Giret.

Edith Lejet au festival Présence Compositrices 2021 Photo: © Karl Pouillot

Dans le cadre de votre résidence au Festival Présence compositrices, une œuvre pour piano et chant vous a été commandée. Vous avez choisi de composer à partir de trois poèmes du poète péruvien César Vallejo publiés en 1922, une œuvre intitulée Trois poèmes d’après César Vallejo.

Comment s’est déroulée la recherche des textes pour lesquels vous avez composé ?

Avec Claire Bodin, créatrice et directrice artistique du festival, nous avons pensé à une œuvre pour chant. Il m’importe de ne rien écrire dans la précipitation, et surtout de laisser à l’œuvre le temps de gestation qui lui est nécessaire. C’est pourquoi je me suis mise sans tarder à la recherche d’un texte qui s’imposerait à moi. Je voulais écrire une œuvre qui pour moi compte beaucoup.

Je me suis d’abord plongée dans les textes dont je disposais dans ma bibliothèque. Après mon bac, par un hasard extraordinaire, j’ai suivi au Conservatoire une classe d’esthétique, où j’ai pris conscience de ma vocation de compositrice. Le professeur, Marcel Beaufils, était un grand spécialiste du rapport entre le texte, le chant et la musique. Son livre phare est intitulé Musique du son, musique du verbe. J’ai été complètement élevée dans cette pensée. Dans sa classe, nous réfléchissions beaucoup aux poèmes qui pouvaient être utilisés comme supports pour une œuvre lyrique. Ce ne sont pas nécessairement les meilleurs poèmes qui font les meilleures œuvres de musique. Un très beau poème, complètement équilibré, a sa propre musique, celle du verbe. Je ne souhaite pas la défaire pour y substituer du chant.

Au début de mes recherches, je ne trouvais rien qui puisse me convenir, même face à certains textes d’une évidente beauté poétique. Mettre en musique des alexandrins ne m’attire pas car je veux pouvoir être en mesure d’installer des rythmes qui bougent. Finalement, je me suis rappelé que Marcel Beaufils avait évoqué l’idée de travailler sur des traductions, soit des textes qui ne sont pas dans leur langue originale. Cela permet de s’appuyer sur la substance-même du poème, d’en faire vibrer la vie et l’essence, sans contrevenir à la musique du verbe recherchée par l’auteur dans la langue originale. Car la poésie ne se traduit pas. Dans les poèmes de Vallejo, vers lesquels je me suis dirigée, il y a énormément de résonances internes qui fonctionnent en espagnol. On qualifie sa poésie d’hermétique, mouvement littéraire considéré comme avant-gardiste il y 100 ans lorsque ces poèmes ont été écrits. Curieusement il utilise un vocabulaire de tous les jours, sans chercher de mots raffinés et il n’hésite pas à user des répétitions. Il crée des résonances internes, mais dès que l’on s’essaye à la traduction, il ne se produit plus rien.

Je voulais écrire une œuvre qui pour moi compte beaucoup.

Qu’est ce qui a motivé le choix de ces textes ?

Beaucoup de mélodies traitent d’amour, de tristesse, de nostalgie, de déception amoureuse… de ces grands thèmes que l’on trouve souvent dans la production des femmes. Je n’en voulais surtout pas. Participant, précisément à cette époque, au jury d’un concours de composition pour orchestre d’harmonie dont le thème était « Notre planète et les éléments », je me suis dit pourquoi pas ? J’ai entré ces mots sur internet pour voir les textes qui ressortiraient. Je suis alors tombée sur plusieurs pistes intéressantes. C’est ainsi que j’ai découvert l’un des soixante-dix-sept poèmes que comporte Trilce – mot créé par l’auteur à partir de triste (triste) et dulce (doux) – de César Vallejo.

Pour construire, j’ai besoin d’une dramaturgie, d’un fil conducteur. Un tas de poème en sont dénués. Ils proposent une vision instantanée pleine d’élégance, mais n’ont aucune raison particulière de s’associer à ma musique.

Les poèmes de Vallejo se sont imposés pour leurs contenus très forts qui me parlent. Ce sont des textes chargés d’émotions et de sens, que moi-même je ressens à chaque lecture de façon différente. On retrouve le thème de la planète et des éléments sous plusieurs formes : un appel à l’empathie dans un monde hostile, le déroulement inexorable du temps, et le déchaînement des éléments résultant du dérèglement climatique, sur un fond perpétuel d’angoisse existentielle. César Vallejo était en prison pour des raisons politiques quand il les a écrits. J’entendais récemment à la radio que le questionnement sur la réalité existentielle est omniprésent en prison. Les poèmes de Trilce véhiculent également une impression de claustrophobie. Je suis moi-même un peu claustrophobe, ça m’a peut-être touchée pour cette raison. Ils sortent de l’ordinaire. Ils ont du caractère. Il y avait quelque chose à faire sur ce thème de la planète et des éléments sans tomber dans le pathos.

Il y avait quelque chose à faire sur ce thème de la planète et des éléments sans tomber dans le pathos.

Comment avez-vous travaillé ces trois poèmes de Vallejo ?

Je n’ai pas traité le texte en espagnol, car dans son langage poétique, Vallejo est sensible aux rythmes, et les a travaillés. Personnellement, je ne les ressens pas et ils m’échappent, car ce n’est pas ma langue d’origine. Ainsi, je me suis lancée dans une adaptation en français du texte espagnol, car dans une traduction littérale certaines relations de syllabes peuvent nuire à la compréhension du texte. À l’oral émerge le risque de comprendre tout autre chose que le sens du poème. Par exemple, le premier commence par le vers suivant : « Qui sait ? ». Chanté, il est possible de comprendre : « Qui c’est ? ». Donc j’ai remplacé cette phrase dans mon adaptation par : « Qui peut savoir ? ». Traduire pour l’écrit ou pour l’oral implique une méthode totalement différente. Les traductions de poèmes sont souvent destinées à être lues et non entendues. Donc les textes nécessitaient mon intervention afin que leur sens soit entièrement perceptible. J’ai énormément travaillé sur cette adaptation en français !

Traduire pour l’écrit ou pour l’oral implique une méthode totalement différente.

Après le travail de recherche et d’adaptation, comment avez-vous mis ces textes en musique ?

Il était impératif que ma musique serve le poème. J’étais à la recherche d’un poème qui ait besoin de ma musique et ce n’était pas évident. Je ne dois pas forcer le poème à aller dans mon sens, c’est moi qui vais dans le sien. Donc mon objectif est de rendre le texte aussi compréhensible que possible, ce qui n’est pas toujours chose aisée avec une voix chantée. Par conséquent, j’ai d’abord travaillé la ligne de chant. Quels éléments seront ascendants, descendants, rapides ou lents. Par exemple dans l’opéra, mettons Mozart, il y a des airs et du récitatif. L’air, c’est le moment d’écoute de la beauté de la voix. Le récitatif, celui d’écoute du texte. En général, ma partie vocale est plutôt syllabique, donc de style récitatif, car je souhaite que l’on comprenne le poème. Mais en fonction du caractère des strophes, elle peut virer vers un style plus mélismatique avec des vocalises.

Il était impératif que ma musique serve le poème.

Vous aimez composer pour la voix, d’où vous vient cet attrait ?

J’adorais chanter, je l’ai toujours fait depuis petite fille. J’ai travaillé le chant puisque la condition qu’avaient mise mes parents pour que je fasse de la musique était que je suive le cursus afin de devenir professeure dans les lycées. Étant donné qu’il y avait une épreuve de chant, j’ai suivi des cours. Marcel Beaufils, mon professeur d’esthétique cité plus tôt m’a aussi entraînée vers le chant. Par ailleurs, j’ai été amenée à passer les épreuves du concours de Rome, où il s’agissait d’écrire pour chant et orchestre dans le cadre d’une cantate. Lorsque j’ai découvert le monde de l’Opéra et ses coulisses, j’ai été absolument envoûtée.

La voix, c’est l’instrument par excellence. La caisse de résonance est le corps humain. Comment mieux transmettre ses émotions que par le chant ?

Existe-t-il une tessiture particulière afin de composer pour la voix ?

Il n’y a pas deux voix identiques. Autant, pour les instruments, il est possible d’obtenir un traité et d’être assez bien informé·e, mais pour les voix, on peut avoir de grandes surprises tant la variété des possibles est extraordinaire. Certain·es ont des voix plus étendues que d’autres. Personnellement je n’aime pas les hyper-aigus car on ne comprend plus le texte. Malgré cela, j’ai utilisé pour cette commande un registre plutôt aigu par moments afin de véhiculer une certaine émotion. Parfois la transmission des émotions passe aussi par le registre.

Edith Lejet et la mezzo-soprano Camille-Taos Arbouz au Festival 2021 Photo: © Karl Pouillot

Quelles compositrices ont marqué votre parcours ?

Pour être honnête, il n’y a pas de compositrice qui m’ait marquée. En revanche, Jeanne-Marie Darré, pianiste, a été une figure très importante. J’ai dû franchir beaucoup de barrières pour réaliser ma vocation de compositrice. À mon adolescence, j’ai senti que j’étais particulièrement attirée par la musique, mais les milieux artistiques étaient considérés comme dévoyés, raison essentielle pour laquelle mes parents n’avaient aucune envie de me laisser développer ma passion. J’ai eu un moment de découragement total du fait qu’être née dans un corps féminin était perçu comme un frein à tous mes élans. Mais un jour, mes parents m’ont offert un électrophone et quelques disques choisis au hasard, parmi lesquels La Symphonie fantastique de Berlioz et des Études de Chopin par Jeanne-Marie Darré. Cette dernière était capable de jouer d’une façon qui m’émerveillait. Ça m’a complètement transportée. Je me suis rendu compte qu’on pouvait être une femme, atteindre le plus haut niveau et faire sa place dans le monde de la musique. J’ai alors compris qu’il pouvait y avoir un chemin et qu’il ne fallait pas que je me décourage.

J’ai eu un moment de découragement total du fait qu’être née dans un corps féminin était perçu comme un frein à tous mes élans.

Quels conseils adresseriez-vous aux jeunes compositrices d’aujourd’hui ?

Si les jeunes ont des envies et des passions, qu’elles osent et tiennent bon ! Pour moi, ça a été l’affaire de hasards qui se sont enchaînés les uns aux autres et qui ont tous été dans le même sens par je ne sais quel bonheur. Aujourd’hui je pousserais certainement les jeunes à se lancer, à condition de bien prendre en compte le fait qu’il faut travailler beaucoup, sans compter, sans relâche, donner toute son énergie, et faire confiance à la vie.

Auteur
Fabien Morvan