Regard sur 60 ans de création
Propos recueillis par Camille Villanove en février 2021
Mettre en forme le catalogue d’une compositrice c’est lui demander un véritable travail d’introspection et cela marque souvent une étape, celle du bilan. Pour Edith Lejet qui fêtera ses 80 ans cette année, cela a été l’occasion de faire un tri, de redécouvrir des œuvres composées à ses débuts et d’en réhabiliter parfois certaines. Pour le Mag, elle se confie sur soixante ans de création nourris par la joie de transmettre à ses étudiants. Soixante ans qui ont certainement vu croître la reconnaissance des femmes dans le milieu musical.
©Karl Pouillot
Comment avez-vous réagi quand Claire Bodin vous a proposé d’éditer votre catalogue ?
C’est venu au bon moment, cela correspondait à un désir. Je savais que le catalogue affiché sur mon site devait être retravaillé mais cette démarche est chronophage, c’est autant de temps que je ne consacre pas à la composition. J’ai beaucoup apprécié la collaboration avec Laetitia Cottave, hautboïste membre de l’équipe de Présence compositrices : ses questions, sa méthode de classement par effectif, et ses recherches sur la genèse de mes œuvres, en particulier celles qui sont inédites.
Vous manifestez une grande exigence vis-à-vis de vous-même. Ce travail vous a-t-il menée à porter un nouveau regard sur vos œuvres ?
Effectivement, le jugement sévère qui m’avait fait retirer certains opus de mon catalogue a pu changer avec le temps. Je pense notamment au Concerto pour flûte. Lors de la création par Alain Marion et l’Orchestre philharmonique de Radio France en 1980, il m’avait paru par endroits trop « joli », avec des lignes de flûtes parfois trop torturées. En le réécoutant avec quarante ans de recul, j’ai été surprise de constater qu’il tient vraiment la route. Alors je l’ai réhabilité.
Qu’attendez-vous de la publication de votre catalogue ?
Plus de visibilité. Je vais le mettre entre les mains d’interprètes, de programmateurs et programmatrices. J’aimerais par exemple que l’oratorio pour chœur de femmes et ensemble instrumental que j’ai écrit sur le Journal d’Anne Frank* soit rejoué. Je pense aussi à Mystery of a landscape**, un concerto pour violon qui me tient particulièrement à cœur, et qui n’a encore jamais été joué.
Ce catalogue représente donc un puissant outil de communication. Pourquoi avez-vous tenu à ce que figure sous votre nom « composition musicale contemporaine » et non « compositrice » ?
Je cherche une appellation qui me situe dans mon métier au même titre que les hommes. Or « compositrice » exclut les compositeurs et me limite au groupe des femmes qui composent. J’ai trouvé cette solution qui a le mérite d’être neutre.
Il a fallu que je me batte pour réaliser ma vocation.
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Avez-vous subi des entraves au déploiement de votre liberté artistique ?
Oui, il a fallu que je me batte pour réaliser ma vocation. Au sein de ma famille d’abord. Pour mon père, une femme était faite pour se marier et avoir des enfants ; elle devait s’abstenir de toute ambition professionnelle. Quand j’énonçais quelque chose d’un peu original, il répondait : « pas toi, tu es une fille ». A l’adolescence, je me suis sentie découragée : le simple fait d’être femme me condamnait à une vie dénuée d’intérêt.
Je me suis dit : « Voilà une femme qui a su donner un sens magnifique à sa vie, donc c’est possible. »
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Pour sortir de cette crise, avez-vous été soutenue par des modèles féminins ?
Oui, à 14 ans, à l’écoute d’un disque de la pianiste Jeanne-Marie Darré***, j’ai vécu une révélation. Son interprétation des Etudes de Chopin m’a éblouie. Et je me suis dit : « Voilà une femme qui a su donner un sens magnifique à sa vie, donc c’est possible ».
Votre père accepte alors une orientation professionnelle vers l’enseignement de la musique. Qu’est-ce qui vous a encouragée à voir plus loin ?
La classe d’esthétique de Marcel Beaufils au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) a été déterminante. J’étais attirée par tous les arts. J’avais quelque chose à dire et il fallait que je trouve ma manière de le dire. C’est ce professeur qui m’a fait sentir que ma voie était la composition. Sa spécialité était la dramaturgie, la mise en musique de mots. Ce sont des aspects sur lesquels il a attiré mon attention et qui m’ont toujours fascinée.
« Je ne miserai pas sur vous parce que vous êtes une femme » m’a répondu cette éditrice.
De 1963 à 1968 vous étudiez la composition au Conservatoire (CNSMDP). Etiez-vous considérée à égalité avec vos camarades masculins ?
J’étais la seule fille dans la classe de composition d’André Jolivet. Pour lui la composition n’était pas une affaire de fille. Ma présence le dérangeait. Il me disait « pourquoi vous accrochez-vous ? De toutes façons vous ne pourrez pas faire de carrière, votre musique ne sera jamais bien perçue ». Ce type de difficultés, j’y ai été aussi confrontée lorsque j’ai proposé mes œuvres aux éditions Jobert, j’ai essuyé un refus de la part de la directrice : « Je ne miserai pas sur vous car vous êtes une femme, et dès que vous serez mariée avec des enfants, il ne sera plus question de composition. ».
Or qu’est-ce que je constate aujourd’hui ? Nous avons tous eu besoin d’un emploi complémentaire à nos activités de compositeurs et de compositrices, c’est sûr. En fait peu de mes camarades d’études sont parvenus à se créer et à conserver une place active dans le monde de la composition. De même, je n’entends plus parler de certaines compositrices qui avaient acquis une certaine importance dans les années 1970 : Thérèse Brenet (1935), Monic Cecconi-Botella (1936), Lucie Robert-Diessel (1936-2019), , Tona Scherchen (1938), Solange Ancona (1943), Claire Schapira (1946).
A mon époque, les étudiants n’auraient pas reçu avec autant de respect la parole d’une femme.
A partir de 1971, vous entamez une longue carrière d’enseignement : écriture à l’Université, « écriture musiques du XXe siècle » au CNSMDP, composition à l’Ecole normale de Musique Alfred Cortot. La reconnaissance de vos élèves a-t-elle compté pour vous ?
Ce contact m’était très précieux et me manque. Brasser pour eux le répertoire que je voulais leur faire connaître m’inspirait. J’ai l’impression d’avoir quelque chose à apporter aux jeunes. Certains m’ont dit que je leur ai ouvert des horizons. Un de mes anciens élèves fort talentueux continue de me soumettre ses productions ; je me rends compte que mon jugement a beaucoup d’importance pour lui. A mon époque, les étudiants n’auraient pas reçu avec autant de respect la parole d’une femme. La nomination d’Edith Canat de Chizy au poste de professeure de composition au Conservatoire régional de Paris puis à l’Académie des Beaux-arts est un signe fort de cette évolution.
Edith Canat de Chizy et Pascal Contet, Festival Présences Féminines 2020
Vous participez à de nombreux jury. Quels talents émergents soutenez-vous parmi les jeunes compositrices ?
Je citerai la Colombienne Violeta Cruz (1986-), Diana Soh (1984-), originaire de Singapour, ou l’Italienne Francesca Verunelli (1979-), et parmi mes anciennes étudiantes Farnaz Modarresifar (1989-) qui est iranienne. Je la trouve très intéressante.
Ce qui me frappe c’est qu’au Conservatoire (CNSMDP), parmi les trois classes de composition, le nombre de femmes est extrêmement restreint, et parmi elles, rares sont les françaises. Je le vois lors des jurys d’entrée : elles ne se présentent pas.
A quoi cela tient-il selon vous ?
Je ne sais pas. Les jeunes femmes semblent redouter ces études longues et exigeantes. Elles vont plus volontiers vers des études de composition électroacoustique, plus courtes. Peut-être aussi ont-elles peur d’être influencées par l’esthétique dominante, plutôt bruitiste, qui actuellement y règne. Il faut être assez fort pour rester soi-même, d’autant que les étudiants s’influencent mutuellement. Ecrire par exemple une musique à dominante mélodique risque dans ce milieu d’être mal accepté : il est nécessaire de savoir s’imposer.
Que les jeunes compositrices osent se lancer dans une formation de haut niveau.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes compositrices ?
Qu’elles osent se lancer dans une formation de haut niveau. Qu’elles ne se privent pas de ces classes de composition du CNSMDP. Certes, elles sont dévorantes ; mais elles offrent aussi des moyens très formateurs, notamment une grande proximité avec les instrumentistes : vous pouvez entendre le résultat de vos travaux joués par des musiciens d’exception dans des conditions optimales. Se priver de cette formation, c’est se mettre en infériorité.
Surtout, je leur conseillerais de composer sans s’occuper du fait qu’elles sont une femme. On écrit en tant qu’être humain, pas en tant qu’homme ou femme. Voilà ma philosophie.
Composer pour vous, cela répond-il à une vocation, à une nécessité, à une mission politique ?
Pour définir ce sur quoi je fonde mon travail, je reprendrai les mots de Rilke :
« Demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : « Suis-je vraiment contraint d’écrire ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : “Je dois”, alors construisez votre vie selon cette nécessité. »****
C’est exactement ma ligne de pensée. De même que l’enracinement de l’acte créateur dans la sincérité, prôné par cet écrivain : « Dites vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous viennent, votre foi en une beauté. Dites tout cela avec une sincérité intime, tranquille et humble. »
Venons-en à votre musique. Comment la présenteriez-vous à quelqu’un qui n’est pas spécialiste des écritures contemporaines ?
Elle se construit à partir d’un accord ou d’un enchaînement d’accords qui a une plénitude. La mélodie est très importante. Je pense à une phrase qu’un comédien ou une comédienne prononcerait avec grande expressivité, j’en note les accents, la courbe qu’empruntent les mots, la ponctuation, et je cherche comment transposer l’ensemble sur une portée, le tout s’inscrivant dans un contexte dramaturgique dont il ne faut pas perdre de vue la « directionnalité ».
Que ressentez-vous lorsqu’une de vos œuvres est jouée pour la première fois en public ?
Je suis dans un état d’émotion extrême, et redoute ce moment où l’œuvre prend vie : je crains un résultat qui ne serait pas conforme à mon attente, ce qui peut arriver pour des raisons variées. Quand la pièce est donnée dans de bonnes conditions et bien reçue par le public, on vit alors un instant intense, extraordinaire, très valorisant. Toute l’énergie dépensée prend soudain son sens.
* Le Journal d’Anne Frank, commande de Radio France enregistrée en studio par la Maîtrise de l’ORTF dirigée par Jacques Jouineau en 1971.
** Mystery of a landscape (2016) est la ré-écriture de Secret d’un paysage, pièce pour instruments traditionnels japonais et instruments baroques créée en 2013 par la soliste de l’Intercontemporain Hae-Sun Kang et un ensemble japonais.
*** Jeanne-Marie Darré (1905-1999) travaille auprès de Marguerite Long, Gabriel Fauré, Camille Saint-Saëns, Maurice Ravel. Elle donne son premier concert à 14 ans et ses premiers enregistrements à 16 ans.
**** Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète (traduction de Bernard Grasset), Paris, le 17 février 1903, Œuvres I : prose, Paris, Le Seuil.
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