Rencontre avec Margaux Loire, lauréate du Prix Présence Compositrices 2024

Propos recueillis par Dina Loualalen en septembre 2024

Artiste complète, la jeune soprano Margaux Loire a remporté le prix Présence Compositrices ainsi que celui du Théâtre Meiningen. Depuis 2021, le Prix Présence Compositrices récompense les jeunes artistes lyriques qui mettent en valeur les œuvres de compositrices avec deux consignes : proposer au moins deux œuvres de compositrices, l’une en demi-finale, l’autre en finale. Cette année, Margaux Loire a choisi d’interpréter « Ma première lettre » de Cécile Chaminade et « À propos de la chaussette blanche… » d’Isabelle Aboulker.

Photo: © Pauline Darley

Vous avez doublé votre formation en chant lyrique au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris par un diplôme de théâtre au Conservatoire Maurice Ravel. Quel a été votre parcours ?

« Existe-t-il une école où on peut chanter tous les jours ? » Cette question, je l’ai posée à mes parents quand j’avais dix ans. J’ai donc intégré la Maîtrise de Notre-Dame de Paris. Puis, avec une amie, Solène Laurent, nous voulions intégrer le Département Supérieur pour Jeunes Chanteurs du CRR de Paris. Alors qu’il n’y avait qu’une place, nous avons toutes les deux été prises. En 2016, il m’a paru indispensable, pour devenir chanteuse d’opéra, de faire du théâtre et ainsi questionner la présence scénique et apprendre à créer un personnage. J’ai été reçue dans la classe d’art dramatique de François Clavier au Conservatoire Maurice Ravel et y ai suivi – en parallèle de ma formation au CRR – un cursus dense de vingt heures par semaine, que j’ai vécu de manière très positive. J’y ai construit des relations humaines et professionnelles très fortes. Avec deux d’entre elles, Amélie Charbonnier et Leslie Gruel, nous avons créé le Collectif DONNE, de l’italien « femmes », un collectif d’artistes engagées dans lequel nous questionnons le corps de la femme au plateau, la place de la femme à l’opéra, et la manière dont on peut raconter des histoires d’aujourd’hui avec un matériel du passé – ce qui nous mène et nous mènera à écrire nous-même. Enrichie de deux diplômes, de chant et de théâtre, je décide enfin de passer trois concours en même temps : le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique ainsi que le Conservatorium van Amsterdam… Des concours très différents, mais dont j’ai adoré le processus de préparation. Pour le concours du CNSAD, j’ai joué du Ibsen, du Racine, du Tchekhov, mais aussi du Nadia Xerri-L.. J’ai finalement intégré le CNSMDP, dont je suis sortie diplômée en juin 2024, et ai reçu la bourse Menda (Opéra-Comique) ainsi que la bourse SYLFF.

En plus d’être musicienne, je suis diseuse.

Comment votre pratique du théâtre a-t-elle influencée celle du chant ?

Ça a été une très grande question. Quand un chanteur fait beaucoup de choses, on se demande s’il passe assez de temps dans le chant. Mais finalement, bien placer sa voix en théâtre et bien placer sa voix en chant, ce n’est vraiment pas différent. Le théâtre m’a aussi donné une énorme liberté dans la manière que j’ai d’aborder un texte.  Quand je cherche du répertoire, je lis le texte en premier et la musique vient après, seulement si je me sens capable de défendre le texte et qu’il fait naître en moi une émotion. C’est étrange pour une musicienne, mais c’est qu’en plus d’être musicienne, je suis diseuse. J’ai beaucoup travaillé sur la musique de Poulenc et je trouve qu’il a une belle manière de mettre en musique le mot. Une de mes œuvres phares qui me suit depuis huit ans est La Voix humaine. Sans mon bagage de comédienne, cette œuvre, dont j’ai appris à appréhender le parlé-chanté en sculptant chaque mot, n’aurait pas autant marqué ma vie. J’ai d’ailleurs une carte postale écrite par Poulenc lui-même adressée au « vieux Stéphane » dans laquelle il parle de La Voix humaine*, de Denise Duval, de Jean Cocteau… La pratique du théâtre a aussi influé sur ma corporalité dans le chant. En théâtre, on fait beaucoup d’entraînements physiques, on est souvent en contact les uns avec les autres, on est un corps vivant et entier. En comparaison, lors d’un cours de chant, et alors que le corps est très présent, on peut parfois oublier qu’on est un corps en trois dimensions. On peut être figé, statique, n’être que musique, là où le théâtre me rappelle que je suis une personne qui marche, qui prend de la place, et qui est en mouvement. Mais aussi que, même en étant statique, on peut avoir un monde intérieur immense, vibrer et pulser. Et la musique me fait aussi apprendre dans le théâtre à laisser venir les gens à soi, tout en étant généreuse. C’est un des plus beaux cadeaux que l’on puisse offrir au public parce qu’il n’a pas besoin d’être secoué mais juste d’être emmené dans notre univers. Aujourd’hui, je suis très heureuse de mon parcours et des choix que j’ai fait.

J’aime découvrir le plus de répertoire possible pour finalement choisir l’infime, l’essence qui me touche et que je veux absolument défendre.

Du chant grégorien à la musique contemporaine, vous semblez explorer tout le spectre de possibilités qu’offre votre instrument. Quelle importance accordez-vous à la diversité du répertoire ?

Je perçois le répertoire autant comme une définition de soi que comme un terrain de jeu. J’ai eu la chance d’être formée à presque tous les styles de musique. Dans mes cursus, j’ai appris le chant grégorien, l’opérette allemande, le Lied, la mélodie, la musique traditionnelle. La technique vocale que j’ai fondée avec ma professeure Valérie Guillorit est belcantiste. Avec la théorbiste Kseniya Ilicheva, nous formons un duo de musique baroque. Je fais aussi beaucoup d’improvisation vocale dans laquelle je rassemble tous les répertoires que je connais. Et je suis un véritable rat de bibliothèque ! Pour rechercher du répertoire je m’y rends donc et passe des heures à regarder les partitions, leur texte. Nous formons un duo avec le pianiste Joseph Birnbaum et adorons lire du répertoire : nous avons déchiffré plus de trois cents mélodies et Lieder. J’aime découvrir le plus de répertoire possible pour finalement choisir l’infime, l’essence qui me touche et que je veux absolument défendre. Renée Fleming écrit dans Une voix : « Nous ajoutons à notre propre tempérament les agilités les plus remarquables des gens que nous rencontrons. » Au fur et à mesure des rencontres de personnes et de répertoire, une immense toile d’araignée se tisse et on ne finit pas d’apprendre !

Photo: © Natallia Yeliseyeva

Renée Fleming écrit dans Une voix : « Nous ajoutons à notre propre tempérament les agilités les plus remarquables des gens que nous rencontrons. »

Quelle a été la place des compositrices dans votre parcours ?

Mon rapport aux compositrices a commencé dès la Maîtrise de Notre-Dame où on chantait déjà du Édith Canat de Chizy, et s’est poursuit au CRR où j’ai pu rencontrer cette même compositrice. Au CNSMDP, Anne Le Bozec m’a encouragée à aller chercher des pépites, à découvrir toujours plus de répertoire. Joseph Birnbaum et moi nous sommes présentés au concours Nadia et Lili Boulanger pour lequel nous devions préparer trente-cinq mélodies et Lieder. Si j’ai gagné le prix Présence Compositrices, c’est aussi parce que j’ai été nourrie par ce travail fondateur. J’essaie d’intégrer au moins une compositrice à chacun de mes programmes. La construction de mon récital de Master a été simultanée à ma découverte à l’Opéra-Comique de l’opéra Breaking the Waves de Missy Mazzoli – un vrai coup de cœur ! J’ai été séduite par cette musique poignante, magnifique et intelligente et ai pu chanter – avec l’accord de la maison d’édition – un des duos de Bess et Jan. Il correspondait parfaitement au thème de mon programme « Madone et Putain » qui questionne le frottement entre ces deux figures féminines, érige la sororité en endroit de communion des deux, et interroge la manière dont les hommes et les femmes perçoivent ces figures. J’ai aussi créé, avec la pianiste Flore-Elise Capelier et la clarinettiste Mélanie Haas, le spectacle « Le Journal de Clara » inspiré de Clara Schumann, et pour lequel nous nous sommes plongées dans ses écrits. Quel bonheur de découvrir les écrits des compositrices dont nous interprétons les œuvres. J’ai été particulièrement touchée par une phrase de Clara Schumann : « Y a-t-il un sentiment plus noble que celui d’être assez profondément attaché à son art pour lui consacrer sa vie ? » (lettre de Clara Schumann à Robert Schumann, 21 novembre 1837) Dans ce spectacle, nous interprétons trois des enfants Schumann qui content leur mère et ses différentes facettes : épouse, veuve, compositrice et femme. J’ai aussi été impressionnée par la description de Clara à Robert de ses voyages pour des tournées : elle y va toute seule, sans homme ! J’adore aussi me plonger dans des autobiographies de chanteuses (Elisabeth Schwarzkopf, Renée Fleming, Jessye Norman, Régine Crespin). Ces livres sont des rendez-vous dans ma vie d’artiste et de femme, importants pour constater la difficulté de prendre sa place en tant que femme, mais aussi qu’une fois qu’on l’a, il faut l’arroser, en prendre soin.

C’est important de bien savoir chanter les tubes, mais quel plaisir de pouvoir chanter des raretés.

Revenons à votre récent succès aux Nuits Lyriques de Marmande. Qu’est-ce qui vous a motivé à présenter le prix Présence Compositrices ?

C’était pour moi une évidence, je ne pouvais pas faire autrement. C’est un devoir en tant que femme, qu’artiste, que chanteuse, mais aussi en tant que chercheuse. J’adore chercher, mettre au jour du répertoire, des idées : je chante du Schoeck, du Stephan et bien d’autres. C’est important de bien savoir chanter les tubes, mais quel plaisir de pouvoir chanter des raretés. Renée Fleming a par exemple décidé en 2021 de chanter les rares Poèmes pour Mi de Messiaen au Théâtre des Champs-Élysées. Et je veux m’inscrire dans cette démarche. Je vais d’ailleurs voir en moyenne trois spectacles par semaine. J’admire aussi énormément le travail des précédents lauréats – Clarisse Dalles, Julien Henric et Benoît Rameau. C’est génial qu’il y ait un prix Présence Compositrices. Et je pense que c’est une belle manière de remercier les interprètes qui valorisent les œuvres de compositrices et prennent le temps de rechercher et de s’ouvrir à un répertoire qui constitue quand même la moitié des œuvres existantes qu’on ne connaît pas encore bien !

Vous avez chanté « Ma première lettre » de Cécile Chaminade et « À propos de la chaussette blanche… » d’Isabelle Aboulker, deux mélodies aux tons radicalement opposés. Comment avez-vous choisi ces mélodies ?

S’il n’y avait pas eu de prix Présence Compositrices, j’aurais quand même chanté ces deux mélodies. « Ma première lettre » de Cécile Chaminade est une mélodie qui me suit depuis très longtemps. Je l’ai apportée à un des premiers cours de chant que j’ai eu au CNSMDP. Cette mélodie me touche énormément. Je trouve tellement tendre ce texte de Rosemonde Gérard, et émouvant que la mélodie soit genrée au féminin. Les cinq années de chant entre temps ont fait que maintenant j’ai plus de ligne vocale, de souffle et de technique pour l’interpréter, mais j’ai d’abord été séduite par le diamant brut de cette mélodie. J’ai aussi écouté l’intégrale de Cécile Chaminade par Anne-Sophie von Otter et Bengt Forsberg : la grande classe ! J’ai aussi chanté « Bonne humeur » et « Voisinage ».
Quant à la mélodie « À propos de la chaussette blanche… » d’Isabelle Aboulker, elle fait partie du cycle Savoirs vivres et usages mondains que j’ai découvert dans la classe de Jeff Cohen à l’occasion d’un concert à la Bibliothèque La Grange-Fleuret. C’est un parfait bis ! Pour contraster avec le généreux « Phidylé » de Duparc, je voulais quelque chose plein d’humour, de piquant, qui pouvait aussi montrer qui j’étais. C’était donc la mélodie idéale. C’est aussi très agréable d’avoir un texte aussi fort et désuet et de le ramener à nos jours. Plus généralement, j’ai une véritable affinité avec l’œuvre d’Isabelle Aboulker. Je l’ai rencontrée lorsque j’étais présentatrice du concours Nadia et Lili Boulanger, mais je connaissais déjà son travail puisque je dirige un chœur d’enfants et qu’elle écrit énormément de pièces pour enfants. Ma première mise en contexte d’Isabelle Aboulker était Myla et l’arbre-bateau. Cette année, nous montons son opéra pour enfants Olympe la rebelle. J’aime l’idée que les élèves de ma classe de CM2 puissent partir au collège avec le souvenir d’avoir chanté l’œuvre d’une compositrice. C’est un énorme projet mais ça va être super ! J’aurais aussi aimé intégrer « La Chevelure » de Rita Strohl dans mon programme de Marmande, ou encore le cycle en allemand de Nadia Boulanger sur des poèmes de Heine (« O, schwöre nicht », « Was will die eisame Träne », « Ach ! die Augen sind es wieder ») si cela avait été possible.

En tant que femme, comment vivez-vous l’invisibilisation des œuvres de compositrices ?

Je la vis de mieux en mieux parce que je trouve que le travail qui est fait est vraiment formidable. Ma manière de rendre visibles les compositrices est de faire des spectacles. C’est ainsi que je m’exprime et que je pense avoir une place intéressante. J’ai par exemple ouvert mon récital de Master avec Missy Mazzoli. La première image que le public avait du récital, c’était elle. En tant qu’artiste, chaque choix de répertoire est presque politique. Ce qui m’énerve en revanche, c’est la place des maris et des frères de toutes ces compositrices : ils décident s’ils veulent ou non mettre en valeur l’œuvre de leur femme ou de leur sœur. Les compositions de Fanny Mendelssohn ont commencé à être éditées en 1846. Un an après, elle meurt. C’est horrible, c’est puissant. Même pour les compositrices d’aujourd’hui, il est difficile de se faire une place. Au sein du Collectif DONNE, on se pose la question de notre place dans la société, du combat qu’il faut mener encore et encore pour que ce soit normal qu’une femme écrive et compose. L’écriture est un processus long mais passionnant. Notre écriture se façonne aujourd’hui, mais on n’aurait peut-être pas osé prendre cette place là il y a cinq ans. Pour les compositrices, je parle aussi de terrain de jeu et de ludisme parce qu’il y a tellement d’œuvres à redécouvrir et à remettre au goût du jour. Quand les œuvres ne sont pas ou peu enregistrées, je me dis que ça me donne l’opportunité de faire un CD. C’est très encourageant, plein d’espoir et ça donne envie de construire un avenir dans cette direction.

Y a-t-il un enthousiasme à découvrir et interpréter des œuvres de compositrices ? À les trouver sur la base de données « Demandez à Clara » ou ailleurs ? 

L’enthousiasme est très important. Je base beaucoup ma recherche sur des discussions autour de thèmes, et je constate que lorsqu’on dit « compositrices » maintenant, beaucoup de noms sortent. C’est comme si, grâce à l’immense travail effectué, la discussion autour des compositrices se normalisait. Mozart était une femme d’Aliette de Laleu est un super livre très accessible. Il peut s’offrir en cadeau de Noël même à des personnes qui ne s’y connaissent pas vraiment en musique classique. C’est un véritable tour de force. Je pense qu’il est aussi important de parler des librettistes, de les mentionner, car c’est de leur texte que se forme la musique.

Prévoyez-vous d’aborder d’autres œuvres de compositrices dans les prochains mois ? Si oui, lesquelles ?

Je prévois de chanter « La Chevelure » de Rita Strohl. En quatuor vocal avec piano, nous allons bientôt lire In Sherwood Forest de Liza Lehmann. J’aimerais aussi énormément jouer plus d’œuvres de Missy Mazzoli. Avec la théorbiste Kseniya Ilicheva, nous avons pour projet d’enregistrer un disque qui peignerait peindrait le portrait d’une femme, et les étapes par lesquelles les femmes passent, avec presque exclusivement des œuvres de compositrices. Nous faisons énormément de recherches pour trouver un répertoire et des partitions qui n’attendent qu’à être jouées. J’aimerais aussi chanter des œuvres d’Augusta Holmès parce que je trouve qu’à l’opéra, les compositrices sont encore moins représentées qu’en mélodie. Vient ensuite la question des ressources. Pour notre récital autour des filles Schumann, nous avons trouvé les Mémoires d’Eugenie Schumann et les avons reçues un mois plus tard… Mais c’est extra, ça donne l’impression qu’on ne finira jamais de découvrir de nouvelles œuvres. De manière générale, ma règle est de créer mes programmes avec au moins une œuvre de compositrice, et de faire des spectacles sur des compositrices.

Dans quels projets pourrons-nous vous retrouver prochainement ?

Je fais partie de l’ensemble « Songe d’Orient » qui mêle Orient et Occident et est constitué d’un quatuor vocal et d’instruments arabo-andalous (violon oriental, darbouka, oud, mandoline). Nous préparons un magnifique concert qui sera joué en novembre 2024. En janvier 2025, nous allons présenter notre spectacle « Le Journal de Clara » à la Médiathèque du CNSMDP, lors d’un grand événement autour de Clara Schumann. Je ferai ensuite une grande prise de rôle en interprétant Violetta Valéry dans La Traviata de Verdi au Labopéra de l’Oise. C’est une adaptation de l’œuvre avec trois chanteurs solistes et Juliette Sabbah au piano. C’est une démarche qui me touche énormément d’abord parce que le metteur en scène Renaud Boutin a imaginé une version dans laquelle Violetta Valéry narre sa vie, ce qui me donnera l’occasion d’alterner le chanté et le parlé, mais aussi parce que c’est une manière sociale de construire un spectacle : des lycéens professionnels confectionnent les costumes, font la scénographie, et le chœur est amateur. Je serai aussi improvisatrice vocale pour un spectacle en construction de la Compagnie Tsara autour de l’univers de la ville mêlé à la voiture, un projet passionnant.

 

*La voix humaine. Denise Duval ou La “Voix” retrouvée / Francis Poulenc, comp. [DVD] Jean Cocteau, aut. adaptation vidéo Delouche, Dominique (1931-….). Metteur en scène ou réalisateur
Edité par Doriane Films. Paris – 2009

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