Entretien avec Christian Lesur et Francis Paraïso à l’occasion de la publication du catalogue des œuvres d’Alice R. Lesur
Propos recueillis en mai 2023 par Claire Lapalu
Alors que de plus en plus de noms de compositrices affleurent aux oreilles des interprètes et du public, il en est certains qui restent largement méconnus et pour lesquels le travail de reconnaissance reste à mener. C’est le cas d’Alice R. Lesur (1), compositrice du vingtième siècle tombée dans l’oubli, autrice d’une œuvre importante, aujourd’hui mise à l’honneur par le travail de Présence compositrices. À l’occasion de la publication du catalogue de ses œuvres, le MAG a rencontré Christian Lesur, petit-fils de la compositrice et Francis Paraïso, pianiste et collaborateur de l’équipe de Présence compositrices.
Tous deux nous permettent d’aller à la rencontre de cette personnalité singulière et nous introduisent à son œuvre.
Alice Lesur à Utrecht pour la création de la Messe du Jubilé de Daniel-Lesur (1960)
Francis Paraïso, comment avez-vous découvert Alice R. Lesur puis entrepris le travail de catalogage de son œuvre ?
FP : Bien que sensibilisé à la promotion des compositrices, je dois reconnaître que je ne connaissais pas du tout le nom d’Alice R. Lesur. Ce patronyme était plutôt associé à son fils, le compositeur et organiste Daniel-Lesur, fondateur dans les années 1930 du groupe « Jeune-France » en compagnie d’Yves Baudrier, d’André Jolivet et d’Olivier Messiaen.
Le centre Présence compositrice a été mis sur la piste d’Alice R. Lesur grâce à l’intérêt de Christian Lesur, son petit-fils, pour l’œuvre de son aïeule. Un intérêt assorti d’une détermination à promouvoir le riche héritage musical qu’elle a laissé, ce pourquoi il a sollicité Claire Bodin, créatrice et directrice du centre. Voilà le début de l’histoire, qui a fait naître l’idée d’éditer le catalogue de la compositrice. Bien loin d’être une simple liste d’œuvres, un catalogue présente un véritable enjeu pour la (re)connaissance d’une œuvre. En l’occurrence, il permet de visualiser la diversité de genres musicaux et de formations musicales qui ont été investis par la compositrice. Au-delà du cas particulier d’Alice Lesur, un catalogue permet de « tracer » les partitions, en indiquant, le cas échéant, les maisons d’édition qui en assurent la diffusion. C’est donc une marche essentielle vers la programmation.
Alice par Jeanne Thiboust en 1917
Christian Lesur, vous êtes tout indiqué pour nous parler un peu d’Alice R. Lesur. Que connaissez-vous du parcours musical de votre grand-mère ?
CL : Nous avons des traces éparses de ce qui fut un parcours à la fois habituel et très particulier. Habituel car Alice R. Lesur, née en 1881, a appris le piano comme bien des jeunes filles de son temps. Toutefois, cet apprentissage n’était pas seulement pures convenances mais s’est inscrit au sein d’une famille où la musique et les arts occupent une place privilégiée. Son père, Georges Thiboust, haut-fonctionnaire, a en effet laissé de nombreux carnets de dessins et pastels de grande qualité, et il tenait la partie violoncelle dans les ensembles familiaux, témoignant, d’après mon père « d’un sens musical très sûr ». Ma grand-mère a donc baigné dans un environnement propice à l’éclosion de son talent.
C’est seulement après son mariage et la naissance de ses trois fils qu’elle s’est engagée vraiment dans la voie de la composition. En la matière, son maître fut Charles Tournemire (1870-1939), célèbre compositeur et organiste successeur de César Franck et Gabriel Pierné à la tribune de la basilique Sainte-Clotilde à Paris. L’enseignement qu’il a dispensé à Alice Lesur, en privé, a été déterminant pour elle tout comme son exemple et les encouragements qu’il lui prodiguait. Toute sa vie, elle devait lui vouer une immense admiration, qu’illustra dans les années 1920 sa décision de confier à son maître la formation de mon père à la fois pour l’orgue et la composition.
Son parcours atypique, véritablement commencé alors qu’elle était déjà adulte, lui a probablement octroyé une place singulière dans la vie musicale de son temps.
C’est donc hors des grandes institutions parisiennes qu’Alice R. Lesur se forme à la composition. Cela a-t-il eu des conséquences particulières sur sa trajectoire ?
CL : Il est toujours difficile d’évaluer précisément ce qui a été déterminant dans la manière dont s’orientent les trajectoires individuelles. Toutefois, il m’apparaît que la personnalité de Tournemire, un compositeur singulier et pétri d’idéal, situé un peu à l’écart des courants principaux du moment, convenait bien à Alice Lesur, qui ne cherchait pas à mener une carrière mais plutôt à laisser s’épanouir son talent. Son parcours atypique, véritablement commencé alors qu’elle atteignait déjà la trentaine, ne l’a pas empêchée d’être jouée régulièrement par des interprètes souvent de premier plan, de voir plusieurs de ses œuvres couronnées par des prix importants, et de laisser des œuvres qui parlent à nos contemporains lorsqu’elles sont reprises. Je crois ma grand-mère partiellement responsable de l’oubli dans lequel son œuvre était tombée, ayant cessé de composer vers le milieu des années 1930. Mais s’étant alors trouvée obligée de gagner sa vie en courant les petits cachets comme ondiste ou comme pianiste, avait-elle le choix ? L’émergence simultanée de son fils Daniel en tant que compositeur notoire, a également joué un rôle clé dans sa décision, par un scrupule de mère bien dans l’esprit de l’époque ; l’éloignement puis la mort de Tournemire sans doute aussi. Et puis son oeuvre a indirectement pâti du relatif désintérêt dont a souffert jusqu’ici Charles Tournemire, nonobstant sa dimension sinon son génie.
Je crois que les études qui commencent à paraître sur cet immense symphoniste français et surtout, les exécutions qui se multiplient, en dernier lieu la création de son opéra La Légende de Tristan par le Théâtre d’Ulm en décembre 2022, qui a remporté un succès considérable en Allemagne, il est vrai sans qu’on s’en soit le moins du monde avisé en France, vont redonner à son œuvre profane la place majeure qu’elle mérite, et qu’on ne tardera pas à s’intéresser à l’influence qu’il a pu exercer sur les générations suivantes à travers ses quelques élèves de composition et de façon plus diffuse, au travers d’un Olivier Messiaen notamment. La musique d’Alice Lesur a sa place dans son sillage.
Jusqu’à sa mort en 1980, elle s’est rendue presque chaque soir au concert, discutant avec les personnalités les plus en vues.
Malgré un parcours relativement anti-conformiste, Alice R. Lesur semble avoir été très impliquée dans la vie musicale. Quels étaient ses liens avec ses contemporains ?
CL : Il faut d’abord dire que ma grand-mère avait une personnalité assez secrète, sans doute plus passionnée qu’elle ne le donnait à voir, et résolument tournée vers l’avenir. Les souvenirs, s’ils étaient sans aucun doute nombreux, n’occupaient pas le centre des conversations que nous avions avec elle. Il n’était pas dans son tempérament de se raconter et jamais elle n’aurait songé à écrire ses mémoires de musicienne. Concernant ses liens avec ses contemporains, je distinguerais deux périodes. Jusqu’à la dernière guerre, je crois qu’elle avait gravité dans un cercle musical relativement étroit, qui était allé en s’élargissant à la faveur de son engagement auprès des Martenot et de la fondation du groupe Jeune France par André Jolivet, Olivier Messien, Yves Baudrier et mon père. Rappelons aussi qu’à cette époque, elle était une femme mariée, mère de famille, et que malgré un caractère affirmé et libre, elle ne pouvait pas évoluer dans la société musicale complètement à sa guise. À la fois discrète et autonome, elle était parvenue à participer activement à la vie musicale de son époque sans cependant aspirer à une forme de célébrité. Puis sous l’Occupation, époque où elle s’était engagée pour aider les membres du groupe Jeune France, aux côtés d’André Jolivet et de Claire Delbos, la première épouse d’Olivier Messiaen, elle-même compositrice, et dans l’après-guerre, elle était devenue une personnalité familière des milieux musicaux, suivant quotidiennement concerts et créations, souvent aux côtés de mon père qui, producteur de l’émission Les Nouvelle musicales, se trouvait placé dans une position privilégiée. Et jusqu’aux dernières années de sa vie, elle devait se rendre presque chaque soir au concert en métro, échangeant avec les personnalités les plus en vues.
Il faut relever le fait qu’Alice R. Lesur s’est intéressée à des genres musicaux très divers. Elle a composé aussi bien de la musique symphonique, que de la musique pour piano seul, de la musique de chambre ou des mélodies.
Quelle a été la diffusion de son œuvre de son vivant ? Et a-t-elle mené une carrière ?
FP : Grâce au travail de Christian Lesur, on a pu retrouver quelques traces d’exécution des œuvres d’Alice Lesur. Preuve encore de ses connaissances dans le milieu musical, on sait que ses œuvres pour violon ont été jouées par Paul Viardot, le fils de la compositrice et chanteuse Pauline Viardot. Le pianiste Armand Ferté, personnalité incontournable du Conservatoire de Paris, a également joué ses œuvres. Le travail d’Alice R. Lesur était donc connu et apprécié par des interprètes de renom.
L’autre marque de reconnaissance se manifeste dans les différents concours de composition qu’elle a remporté. Dès 1912, elle est récompensée par le Prix Samuel Rousseau pour son Offertoire pour violon ou violoncelle solo, orgue, harpe et contrebasse. Puis, en 1924, la Symphonie bretonne lui vaut le Prix de la Société des Compositeurs de musique.
CL : La carrière d’Alice Lesur, a été bien sûr marquée par les aléas de sa vie déjà sigalés. Jusqu’au début des années 1930, elle avait vécu de manière assez confortable dans un cadre privilégié qui lui laissait le loisir de s’adonner avec talent à son goût pour la musique. Pendant toutes ces années, elle avait joui d’une réelle aisance matérielle et d’une grande liberté pour profiter de la musique. Mais la crise de 1929 devait conduire la famille Lesur à la ruine et changer radicalement sa vie. Elle allait se passionner pour les perspectives offertes par les ondes Martenot et devenir rapidement l’une des exécutantes virtuoses de cet instrument, électronique avant la lettre, dont le langage et les possibilités apparaissaient alors révolutionnaires. Elle allait multiplier pour lui les transcriptions d’oeuvres célèbres ou non. Elle allait même l’enseigner à la Schola Cantorum, dont le directeur, Nestor Lejeune, devait lui confier en 1935 la classe, probablement créée à cette occasion.. Parallèlement, elle devait assurer une activité de pianiste très prenante, jouant notamment dans des cinémas. Une carrière qui était loin de revêtir les atours brillants de certaines de ses contemporaines, mais qui illustre la détermination et le courage d’une femme qui avançait malgré les obstacles.
Alice R. Lesur et son fils Daniel-Lesur (1971)
Bien qu’il soit difficile de résumer une œuvre en quelques mots, pouvez-vous nous faire partager ce que vous avez découvert dans les œuvres d’Alice R. Lesur en réalisant le catalogue ?
FP : En premier lieu, il faut relever le fait qu’Alice R. Lesur s’est intéressée à des genres musicaux très divers. Elle a composé aussi bien de la musique symphonique, de la musique pour piano seul, de la musique pour orgue, de la musique de chambre ou des mélodies. Elle a donc largement dépassé le cadre d’une musique bourgeoise de salon en se confrontant à de grandes formes. Attirée par la scène, elle a esquissé les passages d’un drame lyrique. Très au fait des évolutions de son temps, elle a aussi écrit pour ondes Martenot et a notamment réalisé de nombreuses transcriptions pour cet instrument, afin de le doter d’un répertoire. Parmi ses œuvres, certaines ont été éditées, notamment par la maison Rouart-Lerolle. Mais la grande majorité est restée à l’état de manuscrit.
Quelles sont les caractéristiques de son langage ?
FP : La musique d’Alice R. Lesur s’inscrit pleinement dans la tradition franckiste, ce qui s’explique par l’influence de Charles Tournemire. Parfois teintée d’impressionnisme, c’est en tous cas une musique indéniablement marquée par un esprit français. On peut imaginer qu’elle a été une pianiste assez chevronnée car son œuvre pour piano est difficile. Certaines de ses œuvres sont particulièrement complexes et nécessitent plusieurs lectures pour faire ressortir la richesse du tissu contrapuntique. Son écriture harmonique emploie un chromatisme soutenu, ce qui confère à ses pièces un caractère très recherché. On retrouve ces textures très riches dans la Symphonie bretonne, composée pour un effectif important. Bien qu’elle l’intitule « symphonie », on est plus proche d’un poème symphonique puisqu’il s’agit d’un seul mouvement de grande ampleur, comportant diverses sections. Le travail formel y est très bien maîtrisé grâce à l’emploi de thèmes « cycliques » parcourant l’ensemble de la pièce afin de lui donner une unité.
Aujourd’hui, où peut-on entendre la musique d’Alice R. Lesur ?
CL : Le travail reste à faire ! Grâce aux travaux pionniers de Florence Launay, la valorisation des compositrices est en marche. L’œuvre de mon aïeule mérite de retrouver les feux de la rampe et c’est aux interprètes de s’en saisir désormais.
FP : On peut signaler quelques initiatives, comme le disque enregistré par la pianiste Sophia Vaillant sur lequel figure sa Rêverie. Mais ce n’est que le début !
(1) Née Alice Thiboust, la compositrice a épousé Robert Lesur en 1903. Elle a alors adopté la signature « Alice R. Lesur » communément aux usages de l’époque.
Pour aller plus loin
- Catalogue des œuvres d’Alice R. Lesur publié par le Centre Présence Compositrices
- Cécile Auzolle (dir.), Regards sur Daniel-Lesur : Compositeur et Humaniste (1908-2002), avant-propos de Jean Roy, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2009, p.412
- Cécile Auzolle, « Daniel-Lesur et Charles Tournemire : Une filiation » dans Sylvain Caron et Michel Duchesneau (dir.), Musique, art et religion dans l’entre-deux guerres, Lyon, Symétrie, 2009, p.155-179.