Interview croisée de Lou Brault, directrice artistique du Festival Rosa Bonheur et de Claire Bodin, directrice de Présence compositrices
Entretien mené par Camille Villanove le 13 juin 2022
« Mon père, cet apôtre enthousiaste de l’humanité, m’a bien des fois répété que la mission de la femme était de relever le genre humain, qu’elle était le Messie des siècles futurs. Je dois à ses doctrines la grande et fière ambition que j’ai conçue pour le sexe auquel je me fais gloire d’appartenir et dont je soutiendrai l’indépendance jusqu’à mon dernier jour. »
George Achille-Fould, Rosa Bonheur dans son atelier (détail), 1893, huile sur toile © Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, photo L. Gauthier. / George Achille-Fould
Ainsi parlait Rosa Bonheur, cette peintre française née il y a deux cent ans. Depuis 2020, le château de By où elle a passé l’essentiel de son temps reprend vie et s’ouvre aux visiteurs et visiteurs de tous âges, grâce à sa nouvelle propriétaire, Katherine Brault. Ce havre de paix se situe à Thomery, non loin de Fontainebleau. Un lieu facile d’accès grâce à une ligne ferroviaire bien desservie et jusque assez tard dans la nuit, ce qui ne devrait pas dissuader les parisiennes et parisiens de venir !
Pour la troisième année consécutive, chaque week-end de juillet et d’août, le Festival Rosa Bonheur invite une ribambelle d’artistes femmes et hommes, issus d’univers très divers : jazz, théâtre, musique classique, chanson, cinéma, land-art, cuisine…avec en fil rouge de ces rendez-vous, la création des femmes, au passé comme au présent.
Cette année, le Festival initie un partenariat avec le Centre Présence Compositrices, sous la forme d’une carte blanche de trois jours. Trésors du matrimoine musical, interprètes de haut vol et jeunes artistes, ateliers et rencontres : du 8 au 10 juillet, l’équipe de Présence Compositrices partage le meilleur de sa mission avec les festivalières et les festivaliers.
Enthousiastes et complices, Claire Bodin et Lou Brault nous dévoilent les grands axes de cet événement.
Cette année, le Festival initie un partenariat avec le Centre Présence Compositrices
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Comment est né le festival Rosa Bonheur ?
Lou
Avec l’équipe du Château de Rosa Bonheur il y a quatre ans, nous sommes partis de ce lieu qui a une identité féminine très forte. Il porte l’histoire d’une personne hors du commun. Il s’en dégage aussi une forme de bienveillance entre femmes. Rosa Bonheur a légué la propriété et toute son œuvre à quatre sœurs dont elle était devenue amie, respectivement peintre, astronome, neurologue, et compositrice. La famille Klumpke a pris soin de cet héritage. La vocation du festival s’est alors imposée : proposer un temps dédié au matrimoine et à la création féminine, toutes disciplines confondues.
Dès la première édition, vous avez programmé de la musique écrite par des femmes. Pourquoi avez-vous tenu cette année à vous associer à Présence Compositrices ?
Lou
La musique est le fil conducteur du festival. Ce partenariat nous semblait évident car nous partageons les mêmes valeurs et les mêmes envies. En mutualisant les énergies de nos structures, la proposition est plus forte, plus ambitieuse. De plus, pour les tutelles, accompagner un projet reposant sur deux co-producteurs est rassurant. Nous faisons mieux rayonner le travail de ces créatrices et grandes figures féminines.
Et vous Claire, pourquoi avoir engagé Présence Compositrices dans ce partenariat ?
Claire
Je suis très reconnaissante à Lou et à sa mère Katherine Brault de nous avoir proposé cette carte blanche. J’ai beaucoup d’admiration pour ce festival qui propose une programmation originale, intelligente et diversifiée. A titre personnel j’adorerais pouvoir suivre tout le festival !
Le festival que je dirige (le festival Présence Compositrices) est depuis 2011 programmé sur l’agglomération toulonnaise. La proximité du Château de Rosa Bonheur avec Paris est un atout majeur pour que le public francilien (ou d’ailleurs !) qui nous sollicite souvent puisse aussi profiter de nos actions de programmation. C’est un axe que je souhaite vivement développer.
Ce qui fait sens aussi, c’est évidemment de travailler en synergie et par là même de donner aux artistes la possibilité de se produire dans un même programme (ou une même partie de programme) à différents endroits. La qualité des œuvres et le fait qu’elles demandent aux artistes un investissement particulier puisque, souvent, ce sont des œuvres spécialement montées pour l’occasion, justifient d’autant plus la mutualisation de moyens.
Tous les programmes présentés les 8,9 et 10 juillet seront donc rejoués, et pour certains d’entre-eux sont d’ores et déjà programmés au prochain festival Présence Compositrices qui aura lieu du 15 au 22 novembre.
J’ai beaucoup d’admiration pour ce festival qui propose une programmation originale, intelligente et diversifiée.
Claire Bodin et Lou Brault
Quels temps forts réserve cette carte blanche ?
Lou
Tous les concerts et rencontres des 8, 9 et 10 juillet sont des temps forts ! Ils ont été pensés dans leur complémentarité.
Claire
Tout est à écouter ! L’idéal est de trouver une petite chambre d’hôtel dans le coin et de venir les trois jours !
Pour celles et ceux qui ne viendront qu’une seule fois les deux « journées idéales » du samedi et dimanche sont très complètes. A chacun de les vivre au gré de ses envies : vaquer d’un concert à la visite du musée, d’une rencontre à un atelier. Entre les deux, pourquoi pas une sieste sous les arbres ou un thé gourmand. Par ailleurs, je me réjouis que de jeunes artistes se produisent en première partie des concerts. Contribuer à l’insertion professionnelle de jeunes talents engagés dans la promotion d’œuvres de compositrices me tient à cœur. Comme en écologie je crois vraiment que ce sont ces jeunes qui vont faire bouger les lignes !
En première partie du concert donné par le Trio Sōra, Marie Redon et Ivan Foucher, deux jeunes professionnels seront ainsi les interprètes de la Sonate pour flûte et piano de Mel Bonis. En première partie du concert voix et piano de Clarisse Dalles et Anne Le Bozec, ce seront la jeune mezzo Léa Badillo, toute fraîche diplômée du conservatoire de Montreuil et Clément Huber au piano qui vous feront découvrir des mélodies de Germaine Tailleferre, Rita Strohl et Graciane Finzi.
Comme en écologie je crois vraiment que ce sont ces jeunes qui vont faire bouger les lignes !
Les trois concerts programmés par Présence compositrices révéleront-il aux festivaliers et festivalières des œuvres encore jamais jouées en public ni enregistrées ?
Claire
La quasi-totalité des œuvres seront très probablement des découvertes pour le public. Par exemple, qui a déjà entendu les Huit études mélodiques pour piano de Virginie Morel ? Je les ai conseillées et envoyées à la pianiste Marie Vermeulin. Elle s’en est aussitôt emparée et m’a fait un retour enthousiasmant de ces pièces.
C’est tout le travail de Présence compositrices : découvrir des partitions, les envoyer aux artistes en leur disant : « déchiffrez et voyez ce qui vaut la peine d’être gardé, joué, enregistré, programmé… »
A ce titre, le concert le plus novateur est celui de Clarisse Dalles et d’Anne Le Bozec qui aura lieu le dimanche 10 juillet. Clarisse Dalles a gagné le Prix Présence Compositrices décerné pour la première fois en août 2021 lors du concours international de chant de Marmande. Ce programme, donné en avant-première, autour de compositrices françaises telles que Elsa Barraine, Nadia Boulanger et Henriette Puig-Roget fera l’objet d’un enregistrement à paraître en mars 2023 sous le label Présence Compositrices.
La présence et les retours du public pour ce concert vont être particulièrement importants car ce sera la première fois que ce programme, qui comporte quelques inédits, sera donné, en quelque sorte révélé !
Lou
Cette mission d’exploration menée par Présence Compositrices est essentielle. Je sais que les artistes que nous invitons ont recours à la base de données Demandez à Clara. Elle les aide à construire leurs programmes, à les renouveler.
La quasi-totalité des œuvres seront très probablement des découvertes pour le public.
Les compositrices d’aujourd’hui sont-elles aussi convoquées à cette Carte blanche ?
Claire
Oui. Des pièces de Graciane Finzi, Lera Auerbach et Isabelle Aboulker seront jouées. Par ailleurs le trio Sōra reprendra l’œuvre que le Festival Présence compositrices (qui s’appelait alors Présences Féminines !) a commandé à Michèle Reverdy en 2019. A cette occasion, une rencontre intitulée « compositrices à l’heure du thé » est prévue avec la compositrice le samedi 9 juillet après-midi.
les artistes que nous invitons ont recours à la base de données Demandez à Clara.
Comment se décline votre attention commune au public ?
Lou
A ceux qui viennent jusqu’à Thomery, il s’agit de proposer une journée hors du temps, au vert et à la carte. Le fait que les concerts aient lieu en plein air, l’agencement de l’espace, le rythme des rendez-vous suscitent des rapport plus intimes et plus authentiques avec le public. A l’image de sa programmation pluridisciplinaire, le festival n’intéresse pas que des amateurs et amatrices de musique classique.
Claire
Ce sera « A weekend in the Country », pour reprendre le titre d’un air d’une comédie musicale de Stephen Sondheim (A Little Night Music) que j’avais eu le bonheur de voir au Théâtre du Châtelet il y a quelques années. Dans ce cadre si particulier, enchanteur et reposant, nous avons prévu, en plus des concerts, des temps de rencontres et des ateliers/conférences pour sensibiliser le public au œuvres et destins des compositrices.
Samedi 9 juillet matin, je vais par exemple animer un atelier d’écoute à l’aveugle pour celles et ceux qui peuvent encore penser que les compositrices écrivent comme des femmes et les compositeurs comme des hommes. Eh oui, il y en a encore qui le pensent ! Ces ateliers sont toujours l’occasion d’échanges très intéressants.
Le Festival célèbre le bicentenaire de Rosa Bonheur née le 16 mars 1822. Qu’incarne cette femme pour l’artiste et l’entrepreneuse que vous êtes, Lou ?
Lou
Rosa Bonheur est très inspirante. Elle a défendu des valeurs dans lesquelles je me reconnais : l’égalité entre les hommes et les femmes, la protection de la nature, la cause animale. Je devais avoir dix-neuf ans quand je l’ai découverte. Cette rencontre fut un soulagement dans ma quête de modèles féminins. Non seulement Rosa Bonheur est incroyable en tant que personnage mais en plus elle jouissait en son temps d’une reconnaissance internationale à l’égale des hommes. Elle a même supplanté certains de ses confrères.
À quelle compositrice pourriez-vous la comparer ?
Lou
On disait de Clémence de Grandval qu’elle était « la Rosa Bonheur de la musique ». Cette artiste contemporaine de notre héroïne remporta de nombreux succès avec ses œuvres symphoniques, sacrées et lyriques.
Claire
D’une manière générale, il semble que les compositrices n’aient pas été particulièrement militantes. Et je dois avouer que je ne connais pas encore assez Rosa Bonheur pour lui trouver un « équivalent » en matière de compositrice, si tant est qu’il y en ait un. Pour l’indépendance je penserais peut-être à la compositrice anglaise Ethel Smyth, militante et suffragette. Comme Rosa Bonheur, elle ne s’est jamais mariée pour se consacrer pleinement à sa vocation. Elle aurait même affirmé qu’elle refuserait le mariage avec Johannes Brahms si ce dernier le lui avait demandé. C’est dire à quelle hauteur elle plaçait Brahms… tout en ayant le mariage en horreur !
Que sait-on des goûts musicaux de Rosa Bonheur ?
Lou
La musique occupe une place extrêmement importante dans sa vie. Elle lui permet de se relier à sa mère qui était musicienne et qu’elle perd à onze ans. Rosa est très proche de Caroline et Léon Carvalho, directeur de l’Opéra-comique dans les années 1870-1880. Profitant des loges qu’il lui offre, elle devient férue d’opéra. Elle aime la musique de Mozart, moins celle de Wagner. Elle transforme souvent son atelier en salon de musique. Gounod, Bizet, Massenet qu’elle côtoie y ont sans doute tenu le piano.
La musique occupe une place extrêmement importante dans sa vie.
On a du mal à croire que celle qui se définissait comme la « vestale de l’art » ne fréquentait pas de musiciennes. Qu’en est-il ?
Lou
Il y a fort à parier que Pauline Viardot et Rosa Bonheur se sont connues mais nous n’avons pas encore trouvé de sources dans les archives du château. Les propriétaires qui succédèrent à la famille Klumpke, mettant la main sur des partitions, ont davantage porté leur intérêt sur celles d’hommes que de femmes. Vous devinez notre frustration ! Il nous reste plus de la moitié des cartons contenus dans le grenier à inventorier : espérons que des musiciennes effacées referont surface.
Vous avez mentionné une compositrice parmi les héritières de Rosa Bonheur, Julia Klumpke. La diffusion de sa musique est-elle envisagée dans le cadre du Festival ?
Lou
Au château de By, Julia a écrit des œuvres pour enfants, des pièces de musique de chambre. Bien sûr que nous tenons à les faire connaître. Il nous faut d’abord entrer en relation avec l’autre fonds Julia Klumpke, à Boston. Puis évaluer lesquelles passeront le mieux au concert. L’expertise de Présence compositrices pourrait nous y aider : notre partenariat ne fait que commencer !
Pour aller plus loin
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