Henriette Puig-Roget, une infatigable travailleuse au service de la musique et des interprètes

Connue des pianistes et restée dans la mémoire des nombreux instrumentistes qu’elle a formés au conservatoire de Paris, Henriette Puig-Roget a mené une carrière foisonnante aux multiples facettes et au carrefour des institutions les plus importantes de la vie musicale française. Si elle n’a jamais tu son penchant pour la composition, son œuvre, composée essentiellement au début de son parcours professionnel, reste aujourd’hui largement à découvrir. Afin de mieux connaître les étapes qui ont constitué la vie et la carrière d’Henriette Puig-Roget, et à l’occasion de la sortie du disque « Filiations » (Label Présence Compositrices) qui consacre une partie de son programme à un beau cycle inédit de la compositrice, le MAG a rencontré sa fille, Pauline Puig, qui évoque pour nous la mémoire de sa mère.

Henriette Puig-Roget fait partie de ces personnalités dont on connaît le nom sans pour autant bien savoir qui il cache. Pour commencer, pourriez-vous nous donner quelques éléments sur ses jeunes années, afin de faire connaissance avec cette grande dame de la musique ?

PP : Par les hasards des missions confiées à son père, général de brigade issu de Saint-Cyr, Henriette Roget naît à Bastia en 1910. Mais la Corse n’est qu’une étape et très vite la famille s’installe à Nevers. Si nous avons peu de détails concernant son enfance, nous pouvons dire qu’elle naît dans une famille un peu hétéroclite. Du côté de son père, les attaches territoriales se situaient dans une haute vallée des Pyrénées catalanes, le Vallespir, où l’on vivait de l’élevage. La mère d’Henriette venait quant à elle de la bourgeoisie parisienne, assez traditionnelle. Elle a néanmoins entretenu un lien étroit avec les beaux-arts grâce à la sculpture, activité pour laquelle elle avait un réel talent. Elle semble y avoir consacré beaucoup de temps puisqu’elle a présenté des œuvres au Salon des indépendants en 1898 et 1899. C’est donc un couple venu de milieux différents qui donne naissance tout d’abord à un fils, Jean, né dix ans avant Henriette. Bien entendu, comme pour de nombreuses familles françaises de cette époque, la grande Histoire a percuté les vies privées. Assez vite après la naissance de sa fille, Henry Roget est mobilisé loin de sa famille laissant ma mère aux soins de ma grand-mère. Il y a d’ailleurs peut-être quelque chose qui se grave en elle de cette période, où sa mère tient à elle seule l’éducation des enfants et l’organisation de la vie courante. C’est probablement un modèle de femme solide qui l’a portée. Néanmoins, la figure paternelle n’est pas absente. Henriette et son père entretiennent une importante relation épistolaire permettant à la petite fille qu’elle était alors de bénéficier d’un contact intellectuel de qualité avec lui.

On devine une enfance marquée à la fois par les déménagements successifs de la famille et par le premier conflit mondial qui touche toute la population mais particulièrement cette famille d’officier. À travers ces difficultés, comment Henriette Roget débute-t-elle son apprentissage de la musique ?

PP : Ses parents n’étant pas musiciens, il me semble que c’est avant tout dans l’héritage des traditions bourgeoises qu’elle est mise au piano, c’est-à-dire dans l’objectif de parfaire son éducation. Cependant, Henriette fait rapidement preuve de grandes qualités et la fin de la guerre, qui coïncide avec l’installation de la famille Roget à Paris, permet à ma mère d’entrer au conservatoire. Elle suit d’abord les « petites classes » avant de bénéficier de l’enseignement des grands professeurs alors en poste. Ainsi, elle poursuit l’étude du piano auprès d’Isidore Philipp, qu’elle admirait, et développe également une grande maîtrise de l’orgue dans la classe de Marcel Dupré tout en découvrant l’harmonie, la fugue et l’histoire de la musique grâce à Jean Gallon, Noël Gallon et Maurice Emmanuel. En musique comme dans ses études générales, elle est une bonne élève, adore lire et manifeste une grande capacité de concentration lui permettant de travailler sans relâche. Ce trait de caractère ne la quittera pas sa vie durant ! Le couronnement de ses études intervient en 1932, année de son prix de composition au conservatoire, qui précède d’un an l’obtention d’un Premier second grand prix de Rome avec une cantate intitulée Idylle funambulesque sur un texte de Paul Arosa.

Le temps des études prend fin à cette période, Henriette Roget est une jeune femme de 25 ans. Quelles perspectives se dessinent pour elle à ce moment-là ?

PP : La deuxième partie de la décennie 1930 est importante à double titre. D’un point de vue personnel, elle fait la connaissance de Ramon Puig, son futur époux, en 1936. C’est une rencontre fortuite qui permet d’évoquer qu’Henriette Roget était une grande randonneuse. Ainsi, alors qu’elle marche dans les Pyrénées, elle rejoint un refuge où se trouve également mon père. La guerre d’Espagne venait d’éclater et la famille de mon père, à la fois ancrée dans la bourgeoisie barcelonaise mais farouchement républicaine, s’apprêtait à vivre une période difficile. Conséquence de ces temps troublés qui les tiennent éloignés, c’est seulement en 1940 qu’Henriette épouse Ramon. En parallèle, ses engagements professionnels ont démarré. Dès 1934, elle avait été nommée organiste de l’Oratoire du Louvre et de la Grande Synagogue de Paris. Et, en 1935, elle était entrée comme pianiste à la radio où elle allait rester jusqu’en 1975. De toute évidence, elle comptait mener une vie professionnelle active, au cours de laquelle elle allait se démultiplier entre de nombreuses institutions. Très vite, elle est sollicitée en tant que pianiste, aussi bien pour interpréter le répertoire en compagnie d’artistes et de formations renommées que pour ses prodigieuses qualités de lectrice, qu’elle met à profit de l’Opéra de Paris en tant que cheffe de chant. Cette activité lui permet ainsi de se saisir de la pensée des compositeurs et compositrices de son temps et d’être au cœur de la vie musicale de son époque, participant par exemple à la création du Dialogue des Carmélites de Poulenc mais aussi de s’approprier des œuvres d’un langage très novateur à l’image de la musique du compositeur Ivan Wyschnegradsky dont elle est l’une des premières interprètes.

Son mari est-il un soutien dans cette carrière exigeante et prenante ?

PP : Mon père n’était pas musicien de métier mais il avait été initié à la musique dès son plus jeune âge. Installée à Barcelone, sa famille manifestait un goût réel pour la musique, avait contribué à fonder une association consacrée à Wagner et fréquentait de nombreux artistes parmi lesquels Pablo Casals, avec lequel son père, pianiste amateur de bon niveau, faisait de la musique de chambre. Cela permet de penser que c’était un milieu avec lequel il avait une certaine affinité et qu’il a eu de l’intérêt pour les activités de son épouse. Quant à lui, il avait mené des études d’architecture avant la guerre d’Espagne et travaillait en France en tant qu’économiste de la construction. La carrière de ma mère a bénéficié de l’ouverture de mon père qui était plus souvent à la maison pour s’occuper de moi après l’école et qui assurait toute la gestion administrative des affaires familiales.

Son métier de pianiste paraît avoir été l’occupation principale d’Henriette Puig-Roget, qui déploie ses talents en de multiples endroits. Pourtant, elle consacre aussi du temps à composer, poursuivant ainsi le travail pour lequel elle a été récompensée par le Prix de Rome. Quel catalogue d’œuvres a-t-elle laissé ?

PP : C’est une histoire particulière qui la lie à la composition. Sans aucun doute, elle a été une élève douée, encouragée par ses professeurs. Son catalogue témoigne d’une certaine frénésie d’écriture après la fin de ses études et pendant environ deux décennies, aboutissant à environ 250 œuvres inventoriées. Lorsqu’on entre dans ses partitions, on observe qu’elle compose des choses très variées, même si l’orgue, le piano et la mélodie ont sa prédilection. Parmi les nombreuses pièces d’orgue, on trouve notamment un Cortège funèbre dédié à la mémoire de son frère, brutalement décédé en 1933. C’est à l’orgue qu’elle revient après s’être un peu détournée de la composition à la fin des années 1950, avec par exemple le Vivat pour grand orgue sur le nom d’Henry Barraud. Son rapport privilégié à l’instrument transparaît donc sans équivoque dans son catalogue. Quant à ses nombreuses mélodies, elles témoignent de sa curiosité littéraire car elles empruntent tant à des auteurs anciens (Clément Marot, Pierre de Ronsard, Chateaubriand) qu’à des poètes plus proches de son temps tels Paul Arosa et Paul Fort. Henriette Roget s’est aussi engagée dans la composition d’œuvres de grande ampleur, laissant de nombreuses partitions concertantes et symphoniques. Elle explore des formations particulières comme dans la Musique de scène pour le Cantique de la Nativité, composée en 1937 pour flûte, hautbois, trompette, violon, harpe, percussions et chœurs. Par ailleurs, certaines œuvres laissent deviner qu’elle a obtenu une certaine reconnaissance de son vivant. Par exemple, son œuvre pour chœur « Le Printemps est né Mesdames », sur des paroles de Paul Fort, obtient le prix de la chanson française en 1937. Elle compose également des œuvres très fonctionnelles comme un Hymne à Paris joué et primé lors de l’Exposition universelle de 1937. Si elle a été sollicitée pour cet événement, c’est sans aucun doute car son nom circule avantageusement dans le milieu musical parisien du moment. Dans le même ordre d’idées, on constate qu’elle a bénéficié de nombreuses commandes de la RTF, relevant pour l’essentiel du genre de l’illustration musicale. Si ces nombreuses partitions sont autant de marques de la reconnaissance qu’elle a su obtenir, la radio a peut-être aussi été le levier de son relatif détournement de la composition. En effet, elle a souvent raconté que les personnalités musicales de la radio étaient rigoureusement sans complaisance vis-à-vis des jeunes compositeurs et compositrices, étrillant volontiers et sans demi-mesure certaines partitions qu’ils étaient amenés à consulter. En étant au cœur de la création contemporaine, qu’elle défend avec ardeur, Henriette Puig-Roget a peut-être pris conscience que son langage musical était relativement traditionnel, ce qui l’a conduite à mettre en silence son propre désir de composition.

D’ailleurs elle ne parle pas de ses œuvres et vous les découvrez vraiment sur le tard, au hasard d’un déménagement.

PP : Oui, ou plutôt on n’en connaissait qu’une partie, à savoir ses œuvres à destination pédagogique. Parmi les engagements professionnels d’Henriette Puig-Roget, il est difficile de ne pas citer sa mission d’enseignante. En 1957, elle avait été nommée professeure d’accompagnement au conservatoire de Paris et cela occupait une grande place dans sa vie. Ses anciens élèves témoignent encore aujourd’hui de la qualité de son enseignement et de la richesse de ce qu’elle a transmis. Pour moi, sa fille, ses jeunes étudiants et étudiantes faisaient presque partie de la famille et chaque dîner était l’occasion d’entendre parler des uns et des autres ! C’est dire si ma mère avait le souci de bien les accompagner. Dans cette perspective, elle a laissé une foule d’ouvrages, destinés aussi bien aux petites mains qu’aux pianistes plus avancés. Ces partitions qui témoignent d’une volonté de transmettre sa réflexion pédagogique rappellent à quel point elle a été engagée dans la transmission. Quant au reste de l’œuvre, bien plus important en quantité, c’est en effet à la fin de sa vie que j’en ai eu connaissance. Elle était alors installée au Japon mais avait conservé son studio de travail parisien qu’il a fallu finalement libérer en son absence. C’est au cours de ce déménagement que j’ai trouvé les œuvres de ma mère, qui dormaient dans des cartons. Elle avait donc conservé son travail, sans en faire jamais la publicité, ni auprès de sa famille, ni auprès de ses élèves.

On peut se demander quelles sont les raisons qui l’ont conduite à taire ce pan de son activité, d’autant plus qu’Henriette Puig-Roget avait une personnalité affirmée et ne craignait pas de s’engager. On l’imagine mal renoncer à faire ce qu’elle aime par crainte ou pour se conformer à ce qu’on attendait peut-être d’elle, être pianiste avant tout.

PP : Oui, c’est sans aucun doute une femme qui a un fort caractère. Elle a acquis sa légitimité grâce à ses qualités mais également grâce à une puissance de travail hors-normes, qui a forcé le respect de ses contemporains. D’autre part, c’est une personnalité curieuse, ouverte et avide de découvertes. Cette capacité à sortir de sa zone de confort se manifeste lorsqu’elle quitte la France pour le Japon, alors qu’elle vient de prendre sa retraite au conservatoire. À 69 ans, elle accepte un poste d’enseignante à l’autre bout du monde, activité dans laquelle elle va de nouveau s’engager pleinement. La possibilité du repos ne lui est pas familière et elle ne craint pas de se confronter à une culture, une langue, un art de vivre très différents de ce qu’elle connaît. Par ailleurs, si Henriette Puig-Roget a mené une carrière de musicienne très complète et très dense, elle n’en garde pas moins les yeux ouverts sur le reste du monde. Ainsi, elle participe aux événements de mai 1968 et s’intéresse aux idées progressistes défendues par le MLF. C’est une femme résolument engagée dans son époque. Le fait qu’elle n’ait pas fait connaître son activité de compositrice ne me semble donc pas pouvoir être attribué à une forme de timidité ou de crainte. En revanche, elle a probablement sous-estimé la valeur de son travail, en observant la vitalité de la création contemporaine alors à l’œuvre. Si elle n’est pas une compositrice d’avant-garde, il n’en demeure pas moins que son œuvre témoigne d’une réelle modernité, d’un goût et d’un savoir-faire très sûrs. Ses œuvres composées pendant les années 1940 sont probablement les plus intéressantes, celles où elle s’émancipe de l’académisme de sa formation et parvient à parler son propre langage. Il me semble aussi qu’on peut attribuer l’oubli dont son œuvre a souffert à un aspect du caractère d’Henriette Puig-Roget. Si elle est sans cesse au travail et en lien avec de nombreuses personnalités, elle n’est pas du tout mondaine et a même une certaine timidité sociale. Ainsi, elle a toujours échappé à la force des réseaux professionnels, refusant d’être mise dans une case et désireuse de bénéficier de sa liberté d’être à l’endroit où elle a envie d’exister. Cette indépendance revendiquée et assumée a sans doute desservi sa notoriété.

On salue donc l’initiative du label Présence compositrices qui nous permet de connaître sa musique. En amont, y avait-il eu d’autres enregistrements d’œuvres d’Henriette Puig-Roget ?

PP : On mesure que son passage au Japon a laissé des traces car plusieurs interprètes japonais ont gravé certaines de ses pièces, essentiellement des mélodies et de la musique d’orgue. Mais cela reste une portion très réduite au regard de l’ensemble de ce qu’elle a composé. Il y a donc encore un grand travail de redécouverte à mener !