Propos recueillis par Aliette de Laleu le 20 avril 2020
La jeune mezzo-soprano française Marielou Jacquard contribue depuis plusieurs années à chanter les œuvres de compositrices, celles d’hier mais aussi celles d’aujourd’hui.
Photo: © Charles Mignot
Marielou Jacquard a débuté l’année 2020 par un récital consacré aux Lieder d’Alma Mahler, concert donné au Nouveau Siècle, à Lille, avec le pianiste Kunal Lahiry. Cette attention portée aux oeuvres des compositrices n’est pas récente, la jeune chanteuse porte ce répertoire depuis maintenant plusieurs années. Un répertoire, au début, très contemporain, qu’elle commence à diversifier en se plongeant notamment dans la musique des compositrices du 19e siècle.
PC : Quand votre route a-t-elle croisé celle des compositrices ?
Marielou Jacquard : Mon premier contact remonte à la Maîtrise de Radio France. Nous avons été amenés à faire beaucoup de créations, notamment des oeuvres de Graciane Finzi, de Claire Schapira, ou d’Edith Canat de Chizy… Ces compositrices venaient nous parler de leurs pièces, on voyait leurs noms sur les partitions, et je pense que ces observations ont eu un impact sur mon travail par la suite. Ensuite, quand j’étais au conservatoire à Berlin, j’ai interprété Barbara Strozzi avec le collectif Nexus Baroque; mais pendant toutes mes études, c’est la seule compositrice que j’ai chantée. On entendait parler de Clara Schumann et c’est tout.
Avez-vous senti, à un moment donné de votre vie, un déclic pour mettre davantage en lumière le répertoire des compositrices ?
Oui, car si je chantais naturellement les oeuvres de compositrices, je n’avais aucun recul, aucune observation vis-à-vis de cela. Je me souviens, en chantant Barbara Strozzi, avoir été fascinée par le fait que ce soit une femme sans conscientiser le fait, justement, que ce soit une femme. S’intéresser à ce phénomène et vouloir programmer davantage d’oeuvres de compositrices est venu récemment, après une prise de conscience amenée par mes lectures.
Je me souviens, en chantant Barbara Strozzi, avoir été fascinée par le fait que ce soit une femme sans conscientiser le fait, justement, que ce soit une femme.
Quel genre de lectures ?
Evidemment Virginie Despentes et son King Kong Théorie, des autrices comme Annie Ernaux, Simone de Beauvoir… Ce sont ces lectures qui m’ont permis de développer une réflexion personnelle sur les rapports hommes/femmes, sur les questions de genre. Ce sont aussi des personnages, comme George Sand, qui en plus, est liée au monde de la musique. Ma construction s’est donc faite en tant que citoyenne, en tant que femme, et seulement après, j’ai eu besoin de la mettre en pratique dans ma vie professionnelle. J’avais envie que mon rôle d’interprète fasse écho à cette réflexion personnelle et politique.
Comment cette mise en pratique s’est-elle concrétisée ?
J’ai eu l’occasion de donner beaucoup de récitals et par ce biais-là, nous avons beaucoup de liberté quant au choix des oeuvres. Assez rapidement m’est venue l’idée (avant de m’intéresser à des compositrices du passé et tous les problèmes que cela pose) de passer des commandes auprès de compositrices. A défaut de chanter des oeuvres de femmes qui existaient déjà, autant en créer. Par exemple, en mai dernier, j’ai participé à la création d’un projet au Petit Palais, Le Coeur Crucifié, qui mettait en lien la musique d’Héloïse Werner et les textes de Philothée Gaymard.
Ma construction s’est donc faite en tant que citoyenne, en tant que femme, et seulement après, j’ai eu besoin de la mettre en pratique dans ma vie professionnelle.
Pensez-vous qu’il est plus facile de jouer ou chanter l’oeuvre d’une compositrice vivante que celle d’une compositrice du passé ?
Ce ne sont pas les mêmes problématiques. Quand on passe une commande, il y a des questions budgétaires, mais après, tout un possible s’ouvre, c’est du direct : on n’a pas besoin de partitions, on les crée. Pour jouer les compositrices du passé, c’est plus complexe et cela demande plus de travail en profondeur sur la recherche, de partitions, de matériel… On ne m’a jamais appris à faire ce travail au conservatoire or il devient nécessaire au fur et à mesure que j’avance dans ma carrière : aller à la bibliothèque, recopier des manuscrits… C’est un travail approfondi, parfois fastidieux, mais très excitant.
Pour jouer les compositrices du passé, c’est plus complexe et cela demande plus de travail en profondeur sur la recherche, de partitions, de matériel… On ne m’a jamais appris à faire ce travail au conservatoire.
En tant qu’interprète, vous jouez là un autre rôle…
Oui, par exemple je travaille sur un programme autour de Pauline Viardot, une compositrice assez reconnue… Je pensais que ce serait facile, or quand je voulais chercher une oeuvre spécifique, j’avais du mal à avoir accès aux partitions. Heureusement, remettre ce travail à neuf et compléter ce qui n’est pas exhaustif, est passionnant. Et puis se pose aussi la question des enregistrements, parce qu’aujourd’hui, même s’il y a de plus en plus de beaux projets, il faut savoir que des compositrices comme Pauline Viardot ou Alma Mahler ont très peu été enregistrées, donc cela veut dire que leurs oeuvres peuvent être renouvelées, et c’est très encourageant pour nous, interprètes.
Quand vous faites cette démarche, n’avez-vous pas l’impression que d’autres l’ont fait avant vous et qu’il faille, à chaque fois, repartir à zéro ?
Je pense qu’il faut qu’on rende ce travail accessible. Pour le moment, cela passe beaucoup par le bouche-à-oreille, on se conseille les bonnes bibliothèques, on se prête les partitions peu accessibles d’oeuvres de compositrices pourtant éditées comme Alma Mahler ou Rebecca Clarke. Il faut être solidaire. Et puis il existe des associations qui s’intéressent à ce sujet, comme Présences Féminines ou ComposHer. Après, on peut mettre en ligne sur IMSLP (médiathèque en ligne) les partitions qui appartiennent au domaine public. Ce sont des petites choses qui peuvent vraiment faciliter le travail et faire en sorte de construire une banque de données.
Après, on peut mettre en ligne sur IMSLP (médiathèque en ligne) les partitions qui appartiennent au domaine public. Ce sont des petites choses qui peuvent vraiment faciliter le travail.
Sentez-vous que le milieu de la musique classique s’investit pour rendre plus visible l’oeuvre des compositrices ?
Il y a une sorte d’enthousiasme qui commence à prendre dans le domaine musical. Les personnes qui programment, surtout en musique de chambre, ont l’air plutôt enthousiastes, pas forcément à l’idée de programmer des concerts 100% compositrices car je ne pense pas que ce soit le but (même si je suis sûre que c’est très intéressant) mais au moins faire des programmations mixtes. Or pour le moment, je trouve que cela reste compliqué d’avoir autant de compositrices que de compositeurs…Le jour où l’on ne se posera plus du tout la question, pour moi, ce sera une grande réussite. En revanche, il n’y a pas encore assez d’ampleur dans le milieu lyrique et symphonique. Même s’il y a quelques signes encourageants, comme la victoire de la musique classique pour Camille Pépin, ce sont encore des prémices. Mais cela va évoluer car ce sujet touche de plus en plus de monde, et les femmes autant que les hommes peuvent et doivent s’en emparer.
Pour le moment, je trouve que cela reste compliqué d’avoir autant de compositrices que de compositeurs…Le jour où l’on ne se posera plus du tout la question, pour moi, ce sera une grande réussite.
Avez-vous peur d’être considérée uniquement comme une artiste engagée pour mettre en lumière les compositrices ?
A vrai dire non, parce que c’est assez récent pour moi. Ce que je souhaite, c’est de faire en sorte que ces musiques touchent tout le monde, dans une démarche non clivante, que la pluralité de ces oeuvres, souvent méconnues, touche le plus de monde possible et ne soit pas réservée aux personnes qui s’intéressent déjà aux compositrices. En tant qu’interprète, mon désir est de me reconnaître dans les programmes que je fais. Et comme j’aime l’éclectisme, mener des projets variés et sortir des sentiers battus, cela passe par programmer des oeuvres de compositrices. Ce qui est un acte un peu politique bien sûr, mais ce n’est pas du militantisme : il ne s’agit pas de remettre en cause le répertoire qui existe, magnifique, très masculin bien sûr, mais il s’agit de l’enrichir.