Témoignage de Christine Géliot, pianiste et arrière-petite-fille de Mel Bonis
Propos rapportés en mars 2023 par Claire Lapalu
À la charnière du 19ème et du 20ème siècle, Mel Bonis élabore une œuvre abondante, témoignage sensible des aspirations de son époque. Après avoir fait face aux vents contraires qui ont soufflé sur son parcours, la compositrice et pianiste a bénéficié de l’ardeur de sa descendance à faire reconnaître son œuvre. Son arrière-petite-fille, Christine Géliot, a entrepris un travail considérable pour rendre à Mel Bonis la notoriété qui lui revient.
Mel Bonis jeune fille.Tableau de Charles Corbineau (1877)
Née en 1858, au cœur du 19ème siècle, Mel Bonis rencontre le piano pendant son enfance, comme bien des petites filles de son temps. C’est un véritable compagnonnage de plusieurs décennies qui prend alors sa source, Mel Bonis devenant une compositrice-pianiste dans la lignée des grands noms que furent Hélène de Montgeroult, Frédéric Chopin ou Clara Schumann. Que savez-vous des années d’apprentissage de votre aïeule ?
CG : Par tradition familiale nous savons qu’il y avait un vieux piano droit dans l’appartement de ses parents rue Montmartre à Paris et qu’elle en jouait avec passion. Elle arrive assez rapidement à se débrouiller pour jouer d’oreille les danses à la mode et également à improviser. On raconte qu’un jour la « tapeuse » chargée d’animer au piano le goûter d’anniversaire d’une de ses amies s’est décommandée et que Mélanie l’a remplacée avec un grand succès. Ses parents sont cependant peu favorables à fournir à leur fille les conditions d’un apprentissage régulier et elle devra attendre l’âge de 12 ans pour avoir un professeur. C’est donc en autodidacte que Mel Bonis a fait ses premières explorations sonores et elle s’est constituée pendant ces années une technique particulière et libre.
Il semble que ce soit juste après la guerre de 1870 qu’un ami de la famille, monsieur Digney, ait perçu les talents de cette jeune fille. Avec insistance, il presse monsieur et madame Bonis d’encourager les aspirations de Mélanie. Des premières leçons de piano et de solfège confirment les capacités de la future « Mel » et ses progrès rapides lui permettent, par l’entremise de Jacques Hippolyte Maury, professeur de cornet à piston au Conservatoire de Paris, de rencontrer César Franck. Convaincu par la jeune fille, celui-ci intercède auprès du directeur et de ses collègues afin que Mel Bonis soit admise dans la classe d’écriture d’Ernest Guiraud.
Monter sur les planches et se soumettre au regard du public reste encore probablement un obstacle difficilement surmontable pour la jeune femme qu’elle était à la fin du 19ème siècle.
Après avoir surmonté les réticences familiales, Mel Bonis voit s’ouvrir devant elle la possibilité d’aller plus loin dans son apprentissage de la musique. Elle semble à l’orée d’une carrière musicale, tout au moins, elle obtient une première reconnaissance de ses qualités musicales par l’admission au conservatoire. Quelle place occupe désormais le piano dans sa vie ?
CG : Manifestement, elle entretient un lien étroit avec son instrument. Cependant, elle a peu joué en public. Sans doute n’y tenait-elle pas : dans les commentaires de son professeur, Auguste Bazille, on peut lire par exemple la mention « le trac la paralyse ». Sur les programmes de concert de l’époque, si on la voit parfois mentionnée comme pianiste, c’est toujours pour interpréter ses propres œuvres, mais plutôt celles qui relèvent de la musique de chambre ou de la mélodie que le répertoire de piano solo. Monter sur les planches et se soumettre au regard du public reste encore probablement un obstacle difficilement surmontable pour la jeune femme qu’elle était à la fin du 19ème siècle. Mais nous savons, toujours grâce aux témoignages de ses petits-enfants, qu’elle jouait souvent Chopin pour elle-même, et qu’elle recevait régulièrement chez elle un groupe d’amis musiciens pour jouer en musique de chambre.
En revanche, le piano est presque partout présent dans l’œuvre de Mel Bonis, comme instrument privilégié de sa musique de chambre, comme accompagnateur signifiant et actif de sa musique vocale, et comme instrument solo dans une œuvre importante.
Le corpus pour piano de Mel Bonis se compose de plus de soixante pièces pour piano seul, de plusieurs suites et morceaux à quatre mains, de deux œuvres pour deux pianos et de cinq volumes de pièces pédagogiques pour différents niveaux. Cet imposant catalogue contient des pièces de nature très diverses, tant dans l’inspiration que dans la difficulté pianistique qu’elles requièrent.
C’est une écriture complexe, souvent virtuose et qui nécessite un sérieux travail d’ensemble.
Par les titres de ses œuvres, on perçoit que Mel Bonis s’inscrit pleinement dans son époque. On aperçoit autant des pièces de caractère héritées du piano romantique – Ballade, Impromptu – que des pièces de caractère plus descriptif, coloré et parfois léger, telles Aux Champs, le Gai Printemps, Pensées d’automne. À travers la diversité de ses genres, comment peut-on qualifier l’écriture pianistique de Mel Bonis ?
CG : Il s’agit d’abord d’une écriture souvent très exigeante, technique et virtuose. Mel Bonis mobilise les principes pianistiques du style romantique : octaves, sixtes, traits brillants en « petites notes », etc…. La Barcarolle-Étude opus 43 est à cet égard tout à fait représentative des difficultés techniques auxquelles doit faire face l’interprète de Mel Bonis. La virtuosité est également convoquée dans les œuvres pour pianos à quatre mains ou à deux pianos, telles les Variations de 1902. Le thème, empreint d’une grande solennité, est suivi de dix variations qui s’enchaînent. Rythmiquement et harmoniquement, c’est une écriture complexe, souvent virtuose et qui nécessite un sérieux travail d’ensemble. Les Variations, du rapide au lent, du majeur au mineur, du binaire au ternaire, dans des climats tour à tour fluides, tendres, joyeux, passionnés, spirituels, sportifs, martiaux, émouvants et, pour conclure, brillants, dégagent une émotion intense et exploitent magnifiquement les possibilités des pianos.
D’autre part, on peut signaler que l’écriture pianistique de Mel Bonis est souvent pensée pour les grandes mains. Dans l’Impromptu opus 2, œuvre fondatrice de 1881, on trouve les prémices de sa riche personnalité. La guirlande de notes qui ouvre la pièce est soutenue par un accompagnement assez fourni. L’écriture laisse supposer que Mel Bonis avait de grandes mains lui permettant de mobiliser des ambitus importants.
Cependant, le catalogue de Mel Bonis fait une large place à des pièces plus légères nécessitant une technique moins aboutie que l’on peut inscrire au répertoire des jeunes pianistes. En cela, elle participe à donner aux interprètes des œuvres qui répondent à l’appétence de son époque pour les pièces descriptives de caractère léger. Ancrée dans le goût de son temps, elle contribue également à faire revivre les genres anciens. Comment se conjuguent toutes ces aspirations ?
CG : Mel Bonis est de toute évidence une compositrice qui s’est déployée dans des directions multiples et complémentaires. Des pièces comme Le Moustique, Il pleut, Les Marionnettes ne sont pas sans évoquer tantôt Debussy, tantôt la légèreté des pièces de salon. Elle sait y entremêler tantôt l’humour, tantôt le mysticisme – L’Ange gardien – tantôt la tendresse – Berceuse. C’est donc une œuvre qui témoigne de sa personnalité riche et complexe.
Et en effet, elle se saisit du goût de la fin du 19ème siècle pour revenir aux pièces de danses. On trouve ainsi une Suite en forme de valses, une Valse lente, un Scherzo-valse. Mais également, dans la lignée de la redécouverte de la musique ancienne, une Pavane, une Bourrée, une Sarabande ou encore un Menuet.
Quelles que soient les sources d’inspiration, le langage musical est toujours subtil et raffiné. Ainsi Echo et Narcisse, datées de 1910, illustrent deux magnifiques personnages de la mythologie. Les deux pièces bénéficient d’une écriture d’un grand modernisme créant des ambiances fascinantes. Dès la première lecture, on pressent une exécution délicate, avec des harmonies complexes, de nombreux déplacements avec croisements de mains, des changements de tempo…. tout concourt à un résultat étonnant et très original, porté par une inspiration poétique.
Le parcours de Mel Bonis semble refléter les difficultés à exister en tant que compositrice et pianiste, malgré le talent manifeste. Les souvenirs qu’elle a rédigés ainsi que la richesse de son œuvre racontent une femme partagée entre de multiples envies. A-t-elle évoqué son statut de femme et les conséquences qu’il a engendrées ?
CG : Il est certain qu’à la lecture des écrits de Mel Bonis, on peut percevoir une femme rigide, bordée d’interdits, frappée au sceau de la morale chrétienne du 19ème siècle. Néanmoins, elle évolue véritablement dans un monde double qui articule un « moi social » et un « moi musical ». De nombreuses pièces laissent deviner une femme toute en sensibilité et sensualité, circulant entre coquetterie, rêve, fantasme, violence, langueur…
Si elle n’évoque pas directement son statut de femme, elle a laissé une œuvre conséquente que j’ai intitulée de manière posthume Femmes de légende, à travers laquelle on peut voir une sorte de manifeste musical pour la célébration de la grandeur des femmes. Ce recueil comporte huit pièces portant les noms de Viviane, Phoebé, Salomé, Desdémone, Omphale, Ophélie, Mélisande et Le Songe de Cléôpatre.
Certaines d’entre elles ont été orchestrées par Mel Bonis et toutes se font l’écho d’une réelle modernité de langage nourrie par les avancées du dernier Fauré, de Debussy, puis de Ravel. [Lire ci-dessous le commentaire détaillé de chacune de ces pièces par Christine Géliot].
Au cours de ses années d’activité, les œuvres de piano sont donc régulièrement publiées, généralement en pièces séparées, chez Leduc, chez Demets ou encore chez Maurice Sénart.
La biographie de Mel Bonis laisse apparaître une personnalité parfois écartelée entre ses capacités musicales et ses aspirations religieuses et mystiques. Sans doute que la pleine expansion de sa carrière a été empêchée par de multiples contraintes. Quelles ont été, de son vivant, les marques de reconnaissance ? Et aujourd’hui, qu’en est-il de la diffusion de son œuvre ?
Contrairement à son œuvre vocale, très peu des compositions pour le piano de Mel Bonis restent inédites de son vivant : deux Barcarolles qui n’ont pas longtemps attiré notre attention, quelques pièces légères comme la Mazurka-Ballet, Soirs d’Antan, Diamant noir, Ariel, et quelques œuvres de très grande valeur comme l’Étude en sol bémol majeur, Ophélie (incluse aujourd’hui dans la suite de Femmes de légende), le tragique Bolero opus 177, Dolorosa, composé pour sa belle-fille à la mort de son fils, et enfin cette pièce si originale, L’Ange gardien, sur le manuscrit duquel Mel Bonis avait écrit : « Mauvais, ne pas éditer ». Le pianiste Laurent Martin en a fait le titre de son CD de piano consacré à Mel Bonis
Au-delà de la légitimation apportée par le processus d’édition, Mel Bonis remporte des distinctions lors de concours de composition. C’est le cas avec Omphale, présentée en 1909 à un concours organisé par le périodique berlinois Signale für die musikalische Welt. La pièce fera partie des dix pièces sélectionnées (sur huit cent soixante-quatorze) par un jury auquel siègent Ferrucio Busoni, Gustav Holländer et Philipp Scharwenke. Elle sera publiée en 1910 par Simrock dans un volume collectif intitulé Compositions primées.
Un autre grand succès lui a été apporté par Les Gitanos, présentés à un concours de la revue musicale Piano-Soleil. Elle y obtint le 1er prix en 1891, mérité par une composition très efficace et entraînante.
Au cours de ses années d’activité, les œuvres de piano sont donc régulièrement publiées, généralement en pièces séparées, chez Leduc, chez Demets ou encore chez Maurice Sénart.
Après la mort de Mel Bonis en 1937, s’ensuivit une longue période de purgatoire pendant laquelle les éditeurs sortirent progressivement ses œuvres de leurs catalogues. Après la seconde guerre, vers 1945, les enfants de Mel Bonis se firent rétrocéder les droits par les éditeurs qui acceptèrent volontiers (à l’exception de Durand qui détient toujours le trio Suite orientale) moyennant finance pour le rachat des stocks. Nous avons donc pu entreprendre une nouvelle démarche éditoriale qui a commencé avec les Éditions Armiane qui ont publié un certain nombre d’inédits, et s’est poursuivie par les Éditions Furore qui ont entrepris en 2007 l’édition complète des œuvres de piano de Mel Bonis (à l’exception des pièces pédagogiques). Cela représente onze volumes organisés comme suit : Femmes de Légende, Pièces pittoresques et poétiques (3 volumes), Pièces de concert, Danses (3 volumes), Quatre mains (2 volumes) et Deux pianos.
Dans le cadre du travail global de réédition de l’œuvre pour piano de Mel Bonis, nous avons fait le choix de tout rééditer y compris L’Ange gardien dont les qualités nous ont semblé particulièrement évidentes. Seules manquent la Barcarolle opus 134 et la valse Insouciance que nous avons retrouvées trop tard, ainsi que Tambours et clairons, les marches militaires n’étant plus dans l’air du temps. Nous envisageons de les réintégrer toutes à la collection en cours.
Commentaire de la suite "Femmes de légende"
Viviane est inspirée d’un personnage fort. Pure jeune fille, obligée de rester vierge pour conserver ses pouvoirs, la fée de la légende du Saint Graal devient la mère adoptive de Lancelot (donc mère vierge) qu’elle élève dans son château au fond du lac (notion de froideur). Amour fou de l’enchanteur Merlin, Viviane lui achète ses pouvoirs contre ses semblants de « faveurs » qui ne sont que des leurres. Par magie, elle introduit qui elle veut dans sa demeure engloutie et, de là, elle envoie en mission ses gens pour exercer ses pouvoirs bénéfiques. Après que le Graal ait été retrouvé, Merlin peut donner à Viviane son dernier pouvoir, celui d’enfermer un homme à tout jamais, et, naturellement, c’est Merlin que Viviane choisit : On le dit enfermé dans l’amour de Viviane. Mais ensuite, les textes divergent : s’enferme-t-elle avec lui ? Le laisse-t-elle seul ? Le lieu de l’enfermement est-il la tombe ? A quelle forme de la légende de Viviane, Mel Bonis s’est-elle référée ? Nous n’avons pas trouvé la réponse dans la musique : le thème principal, repris par trois fois, exprime, dans la simplicité de sa forme de valse, le charme, le sourire de la fée. La pièce est traversée de moments majestueux aux harmonies subtiles qui permettent d’imaginer le château sous l’eau et le pouvoir de la fée. Mel Bonis raconte une belle histoire, à trois temps rapides et légers, d’une fée qui voulait conserver ses pouvoirs en restant pure pour enchanter l’enchanteur Merlin.
Phoebée, sœur de Phoebus, le soleil, symbolise la lune, l’arc (par extension donc aussi Diane et la chasse), la nuit, l’aspect froid de la féminité, la jeune fille, la chasteté. L’impression délivrée par le morceau est nocturne, on y reconnaît dans une atmosphère mystérieuse la lune et ses reflets argentés, un univers mystérieux où il est toujours question de pouvoirs magiques. L’impression d’étrangeté est donnée d’abord par le rythme : le morceau est chiffré à trois-quatre alors que le dessin de base est binaire, et les principales interventions de la main droite semblent aléatoires. Le mystère est également rendu par les arpèges pianissimo, fondus de pédale, monotones, échappant à une tonalité bien définie, allusion à l’ombre peut-être, par toutes l’usage des touches noires du clavier. Les effets de chromatisme qui suivent vont sublimer cette sensation tout au long du développement de la pièce. L’accent est mis sur le thème mélodique qui est doublé en octaves et se dirige majestueusement, ainsi qu’il sied à la divinité de Phoébée, à travers plusieurs modulations et une éblouissante résolution majeure dans les aigus. Puis, en vue de s’installer d’une façon durable sur une base grave, on opère, depuis les plus aigus de l’instrument, une descente harmonique régulière très vive, légère et piquée en contraste avec le reste et empruntant au passage une gamme pentatonique. Dans le passage suivant, la mélodie s’écarte par moment de la tonalité de l’accompagnement. D’audacieuses fantaisies harmoniques, dans le calme du rythme du début retrouvé, dans le retour au pianissimo, dans le flou argenté des deux pédales, rendent palpable le mystère froid de la nuit. Elles se résolvent dans l’apaisement de l’accord parfait de la bémol majeur. Au cours de la page suivante, l’intérêt est centré sur le discours mélodique. De douces notes ponctuelles apparaissent en contretemps, au hasard dans l’écriture, comme les étoiles dans le ciel. La majesté des thèmes mineurs, est amplifiée par des conclusions majeures. Remarquablement construit, franchement novateur, ce morceau plonge la sensibilité de l’auditeur dans l’étrangeté et l’esthétique de l’univers de la nuit hors du temps.
Salomé porte en elle toutes les facettes de la séduction, avec le charme et la fascination qui s’expriment par le rubato, avec la danse orientale que l’on évoque en sonorités subtiles en commençant par une lente succession d’accords descendants dans l’effet étrange de leurs quintes augmentées (Moins vite p.3). L’on se promène au gré de ce passage dans de surprenants dessins au hasard de lentes syncopes et de glissades légères. On se berce à son rythme qui associe 3/4 et 2/4 à la main droite sur la psalmodie lancinante en un 5/8 (non noté) dont la main gauche, pianissimo, saura rendre le mystère. On fait varier la pulsation et l’intensité en se conformant avec souplesse aux indications de la partition qui sont détaillées – comme toujours chez Mel Bonis. Ailleurs, on raconte la danse des sept voiles par un motif sinusoïdal qu’en une page on fait monter et animer depuis « modéré » jusqu’au tempo le plus agité. Plus tard viennent la passion et la destruction dans le crescendo brutal de deux traits que l’on termine l’un et l’autre double forte. Au 6/8 indiqué “vite”, l’on raconte des deux mains les huit marches fulgurantes d’une descente aux enfers. Et puis, en passant par “retenu” et “moins vite”, on se dirige en douceur vers la calme réminiscence d’un rêve trompeur. Dans la résonance du ralenti pianissimo qui conclut le morceau, soudain, surgit un dernier accord d’une grande violence.
Dans « Salomé », le mystère est charnel, violent jusqu’à l’exaspération… La tension est soutenue par une déstabilisation permanente de la pulsation et des tempis, une pression de plus en plus intense et fortissimo et une course à l’abîme qui va se calmer complètement jusqu’à l’arrachement du dernier accord. Un personnage et un morceau d’anthologie !
Desdémone incarne la jeune femme chaste persécutée par la jalousie d’un mari. Elle est le personnage féminin d’Othello de Shakespeare qui inspirera les opéras de Rossini et de Verdi. Pour l’illustrer, Mel Bonis s’est inspirée des « Chansons de Shakespeare » de Maurice Bouchor qu’elle cite en exergue de la partition :
« La pauvre âme s’assit au pied d’un sycomore
Chantez le doux saule et le saule encore »
La pièce, relativement classique d’écriture, a la forme d’une romance sans paroles pénétrante et triste. C’est au moyen d’une écriture épurée et légère que Mel Bonis personnifie Desdémone, rêveuse et mélancolique, calme et aérienne. Elle disparaît à la fin d’un coup d’aile.
Omphale. Personnage de la mythologie grecque, « Omphale » est reine de Lydie, célèbre pour avoir fait d’Heraclès un homme soumis à ses désirs. Avec son indication de début « Doux et caressant », ce morceau ruisselle d’harmonies chatoyantes. Ici, Mel Bonis se surpasse en combinant toutes ses découvertes des cinq pièces précédentes, harmonies audacieuses, rythmes heurtés, contrastes incessants, utilisation de tout le clavier, virtuosité très exigeante. Mel Bonis est en pleine possession de ses moyens et à l’apogée de son imagination musicale. Très virtuose et complexe dans son écriture, la pièce, comme le personnage qu’elle veut décrire, ne se laisse pas facilement apprivoiser.
Ophélie n’a pas été éditée du vivant de Mel Bonis. Elle s’écoule au long du fleuve qui la conduit à la mort à l’image du temps sans fin de ce cours mystique. Elle donne à entendre de faҫon sublime ce vague des impressions, des sonorités impalpables… On croit y entendre ces vers célèbres du premier quatrain de l’Ophélie de Rimbaud :
« Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles,
« La blanche Ophélie flotte comme un grand lys
« Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
En introduction, c’est une descente d’accords arpégés pianissimo suivie d’arpèges descendants fluides qui évoquent le lent écoulement de l’eau. Puis vient le thème qui raconte le drame d’Ophélie, commençant pianissimo et lentement et se déroulant en un discours qui chemine entre lamentation et cri de douleur, en un phrasé cohérent par sa mélodie et sa rythmique, et en même temps profondément nuancé et rubato, habillé d’harmonies inouïes. Ce thème mène à l’appassionato de la mesure 43. Il sera suivi d’un autre, plus dramatique encore qui se développe d’abord lentement dans les graves de l’instrument pour monter très progressivement vers le plus aigu en une accélération forte, crescendo, d’une intensité puissante et saisissante, et qui s’interrompt brutalement sur un point d’orgue dans le silence. La conclusion reprend l’idée de l’introduction puis celle du premier thème, et aboutit à l’apogée du désespoir, pour finir sur ces accords arpégés qui évoquent le calme aquatique de la mort.
Mélisande exprime l’amour pur. Elle est inspirée de la pièce de Maeterlinck (première au théâtre des Bouffes Parisiens, 1893) Ce morceau évoque un passage célèbre de littérature en langue française. Il évoque Mélisande enfermée en sa tour, dialoguant avec Pelléas tandis qu’elle coiffe ses longs cheveux blonds.
Pelleas : « Toute ta chevelure, Mélisande, toute ta chevelure est tombée de la tour ! … … Je n’ai jamais vu de cheveux comme les tiens, Mélisande ! … Vois, vois, ils viennent de si haut et m’inondent jusqu’au cœur… Ils sont tièdes et doux comme s’ils venaient du ciel ! … Je ne vois plus le ciel à travers tes cheveux et leur belle lumière me cache sa lumière ! …Regarde, regarde donc, mes mains ne peuvent plus les contenir… Ils me fuient, Ils me fuient jusqu’aux branches du saule… Ils s’échappent de toutes parts… Ils tressaillent, ils s’agitent, ils palpitent dans mes mains comme des oiseaux d’or ; et ils m’aiment, ils m’aiment mille fois mieux que toi. »
Dès les premières notes, la musique de Mel Bonis nous fait pénétrer dans le monde fluide, vivant et doré de la chevelure par l’usage d’arpèges. La tonalité de si b mineur concourt à l’atmosphère dramatique.
Mel Bonis exprime ces images en un moment pianistique béni. La recherche harmonique est très originale. Mélisande est emblématique de l’impressionnisme, pictural autant que musical, mélange de sonorités, d’harmonies, superposition de sensations, permanence de résonances superposées, avec une fin qui appelle clairement les Reflets dans l’eau de Debussy, lumineux et liquides.
Agréable à écouter par l’émotion fine qui coule dans la douceur des doigts, intéressant à interpréter par sa délicatesse qui porte à la recherche de sonorités et de couleurs, ce morceau semble avoir reçu l’accueil qu’il méritait. Il paraît chez Leduc en 1922, nettement plus tard que les œuvres de Maeterlink et Debussy qui l’ont inspirée. Mélisande de Mel Bonis fera l’objet de plusieurs rééditions. Sur le catalogue manuscrit de ses œuvres éditées, Mel Bonis écrit en face de Mélisande : « Mon préféré ». Gabriel Pierné lui écrit : « J’ai fait l’exquise connaissance de votre « Mélisande » dont j’ai apprécié la grâce mélancolique et la jolie écriture pianistique. Je vous félicite de tout cœur et c’est en toute sincérité que je signalerai cette œuvre à tous ceux que je jugerai dignes de l’interpréter »(1).
« Le Songe de Cléopâtre » se situe à part dans la suite des Femmes de légende pour piano puisque c’est la réduction à quatre mains d’une pièce pour orchestre. C’est une longue pièce (9 minutes), d’une écriture complexe et passionnée. On y retrouve toutes les qualités des grandes œuvres de la maturité de Mel Bonis avec ses harmonies recherchées si personnelles, ses rythmes langoureux, sa sensualité et ses moments inspirés d’un Orient rêvé. Mel Bonis projette en musique une Cléopâtre puissante et séductrice que l’on imagine en son palais somptueux. La compositrice prend son temps pour mener à plusieurs reprises le discours musical jusqu’à des sommets attendus dans la plus grande émotion. Contrairement aux deux autres Femmes de légende pour orchestre, Ophélie et Salomé, dont les versions pour piano seul sont parfaitement convaincantes, la version à quatre mains de Cléopâtre ne donne qu’un pâle reflet de la pièce d’orchestre.
1 – Lettre de Gabriel Pierné à Mel Bonis citée dans la brochure « Mel Bonis » par ses enfants et petits-enfants,1945