Entretien avec Jérôme Gay : "L'avenir des programmations est dans des répertoires qui résonnent avec les enjeux sociétaux"
Propos recueillis par Claire Laplace en octobre 2022
Interview avec Jérôme Gay, directeur du label Présence Compositrices, une personnalité qui marque par sa générosité et son énergie. La conversation donne à entendre le profond optimisme qui le traverse dans la quête perpétuelle de répertoires nouveaux. Pour les années à venir, il affirme la volonté d’une action à 360 degrés pour faire rayonner les œuvres des compositrices, et être en phase avec les enjeux sociétaux.
Dans votre parcours, comment s’est construit votre rapport au répertoire des compositrices ?
J’ai une formation de musicien, d’abord comme contrebassiste, puis je suis devenu directeur artistique dans le domaine lyrique. J’ai toujours été attiré par les répertoires rares, ce que je nomme les « marges de la musique ». Il est beaucoup plus intéressant pour moi d’écouter une belle œuvre d’un compositeur peu connu, plutôt qu’une œuvre mineure d’un compositeur que l’on dit majeur.
Un bon programmateur doit savoir concilier les œuvres que le public aime entendre et les œuvres qu’il ne connait pas encore mais qu’il appréciera. Les œuvres des compositrices font évidemment partie de cette seconde catégorie. C’est un terrain de jeu et une excitation supplémentaire d’être en posture de découvreur. Comment l’œuvre sonnera-t-elle pour la première fois, comment sera-t-elle perçue par le public ? C’est plein de surprises. J’aime dire que c’est ce qui pousse, ce qui est en train de grandir qui est beau. C’est presque biologique au sens alimentaire : quelque chose qui fait du bien, qui n’est pas pollué, c’est beau parce que cela émerge. Les répertoires connus sont prévisibles, alors qu’avec les compositrices, on a forcément des surprises.
Les répertoires connus sont prévisibles, alors qu’avec les compositrices, on a forcément des surprises.
Quand vous étiez programmateur, comment alliez-vous chercher ces œuvres ?
Il y a vingt ans, c’était un défi. Il fallait se plonger dans les archives de la Bibliothèque nationale de France. J’y ai trouvé les traces des compositrices et des œuvres qui dorment, dont beaucoup de manuscrits qui ne demandent qu’à être jouées et éditées. Il y a eu aussi le magnifique ouvrage de Florence Launay, Les compositrices en France au 19ème siècle qui a été une mine de découverte.
Internet a facilité grandement les choses. Ce qui est constant, c’est que quand on cherche on trouve ! C’est ce qui s’est passé avec le festival Présence Féminines (devenu festival Présence Compositrices) qu’a fondé Claire Bodin en 2011. Sans savoir encore quelle qualité aurait les œuvres, elle a eu l’intuition de ce que pouvait représenter leur apport dans l’écosystème de la musique classique. Le présent lui a donné raison.
Ce qui est constant, c’est que quand on cherche on trouve !
Quelles œuvres ont marqué le programmateur d’alors ?
Je me souviens dans mon travail de programmation symphonique de plusieurs œuvres marquantes : Transparences de Jeanne Leleu, les Symphonies de Louise Farrenc qui étaient peu jouées à l’époque, ou encore les Symphonies d’Alice Mary Smith.
Au début du festival, nous avions programmé des concerts symphoniques dédiés aux compositrices. Mais faire jouer ce répertoire à un orchestre est un parcours semé d’embûches : il faut trouver le matériel, l’éditer, le corriger lorsque c’est nécessaire, gérer les droits d’auteurs… et ensuite il faut convaincre les interprètes. Cela met des mois, parfois des années, avant que l’œuvre soit jouée.
Quelles actions menez-vous dans le domaine lyrique en faveur des compositrices ?
Je préside Génération Opéra, la plus grande association d’art lyrique en France, qui organise le concours Voix Nouvelles. À partir de 2023, nous imposons en demi-finale de ce concours une mélodie de compositrice. Ce concours, qui existe depuis 1988, n’avait jamais fait entendre aucune œuvre de femme ; cette année il y en aura 40, puisque chaque demi-finaliste devra présenter une mélodie d’une compositrice. Grâce au partenariat avec la base de données Demandez à Clara, il n’est aujourd’hui pas plus difficile de chanter une œuvre de femme qu’une œuvre d’homme. Mais avant que ça ne devienne spontané, il faut passer par quelques obligations.
[…] Il n’est aujourd’hui pas plus difficile de chanter une œuvre de femme qu’une œuvre d’homme.
Venons-en maintenant au label Présence Compositrices, dont vous êtes le directeur artistique. Quelle est la spécificité du label Présence Compositrices ?
Le besoin d’un label dans l’organisation Présence Compositrices est apparu très vite, mais a mis du temps à se mettre en place. Il fallait déjà affirmer et construire l’identité du festival. Mais après avoir trouvé et joué les œuvres devant un public, il convenait de les capter et les fixer sur CD. Enregistrer les œuvres était donc logique.
Ce label est lié à la grande expertise du Centre Présences Compositrices. Certaines œuvres que nous souhaitons enregistrer ont été jouées en concert lors du festival. D’autres n’ont pas encore été présentées. C’est toujours leur qualité qui nous donne envie de les enregistrer.
La voix, c’est l’instrument par excellence. La caisse de résonance est le corps humain. Comment mieux transmettre ses émotions que par le chant ?
Quelle est votre politique éditoriale ?
J’ai le plaisir d’assurer la direction conjointe du label et de l’édition Présence Compositrices, un projet en cours de construction pour ce dernier point. La première difficulté pour jouer une œuvre d’une compositrice est la partition, souvent manuscrite, parfois même illisible. Il faut travailler sur ces manuscrits et les éditer. Nous avons un beau programme à réaliser dans le domaine de l’édition de partitions.
Pochette de l’album Marie Jaëll – Ce qu’on entend dans l’Enfer, le Purgatoire, le Paradais – Photo album : ©Studio Iconographia
Ce label a t-il pour vocation de faire émerger des jeunes artistes ?
La jeunesse n’est pas le fondement du label. On peut travailler autant avec de jeunes artistes qu’avec des artistes plus confirmés, des ensembles voire des orchestres. Cependant nous sentons que la jeune génération est très mobilisée sur ces problématiques d’égalité. Les jeunes ont spontanément envie d’égalité, et la première égalité c’est celle entre les hommes et les femmes. Il faut retrouver ces enjeux sociétaux dans les programmations, c’est une évidence. L’avenir est là.
Les jeunes ont spontanément envie d’égalité, et la première égalité c’est celle entre les hommes et les femmes. Il faut retrouver ces enjeux sociétaux dans les programmations, c’est une évidence. L’avenir est là.
Comment le premier interprète à enregistrer a-t-il été choisi?
La pianiste Célia Oneto Bensaid avait joué dans le cadre du festival. Claire Bodin lui a fait découvrir les Dix-Huit Pièces pour piano d’après la lecture de Dante de Marie-Jaëll. Eu égard au remarquable travail accompli par l’artiste cette œuvre s’est naturellement imposée. Elle avait fait déjà l’objet d’un enregistrement, ce qui n’est en rien gênant car il est intéressant pour le public d’avoir plusieurs versions disponibles.
Le prochain disque, consacré aux mélodies françaises, vient d’être enregistré avec la soprano Clarisse Dalles et la pianiste Anne le Bozec. Il découle d’un long travail en amont, à la BNF, de recherche d’œuvres nouvelles. Il comportera essentiellement des œuvres inédites.
Avez-vous quelques coups de cœur du moment et recommandations musicales à partager ?
Mon coup de cœur depuis des années c’est Elsa Barraine (1910-1999), j’adore sa personnalité et son histoire. On connait plusieurs compositrices de sa génération (Lili Boulanger, Germaine Tailleferre, Yvonne Desportes) mais, elle, on la connait peu. Comme elle était rattachée à la radio et à la télévision, on a beaucoup d’archives accessibles. J’aime particulièrement plusieurs œuvres : sa deuxième symphonie, très jouée à l’époque (mais plus du tout jouée depuis 50 ans) une œuvre dense, maîtrisée. Elle a beaucoup travaillé avec l’orchestre, ce qui était rare pour les compositrices en son temps. Barraine est une grande symphoniste et j’adorerais enregistrer ses œuvres.
Mon deuxième coup de cœur, c’est la musique de Vítězslava Kapralova (1915-1940), compositrice tchèque décédée à Montpellier.
Comment s’articulent vos missions dans le monde lyrique et au sein du label ?
Les questions d’égalité m’intéressent en général, donc je mets mon engagement pour cette cause partout où c’est possible. On progresse lentement dans les nominations de plus jeunes directeurs et de directrices musicales, c’est cela qui fait avancer les choses. Il y a une jeune génération très engagée, et on assiste à un vrai renouveau dans certains endroits, pas partout hélas. À l’Orchestre Métropolitain de Montréal, que dirige Yannick Nézet-Seguin, une œuvre de femme est programmée à chaque concert. Il suffit de le décider, c’est aussi simple que cela. Tout cela apporte une vraie régénération du public, on a profondément besoin de cette bouffée d’oxygène.