Rencontre avec la pianofortiste Lucie de Saint Vincent, pour la sortie du disque « Des dentelles à l’échafaud »

Propos recueillis par Dina Ioualalen en novembre 2024

Pour la quatrième sortie de disque du label Présence Compositrices, la pianofortiste Lucie de Saint Vincent fait renaître les œuvres d’Hélène de Montgeroult et de Marie Bigot de Morogues. Portée par l’éloquent titre « Des dentelles à l’échafaud », Lucie de Saint Vincent nous immerge dans l’époque post-révolutionnaire, en musique. Mêlant ses talents aux pianoforte Érard et Stein d’époque, elle colore d’une teinte inédite les œuvres de deux compositrices dont les trajectoires ont été modifiées par la Révolution française et dont l’écriture a influencé bien des styles musicaux dans les sphères parisienne et viennoise.

Photo: © Clémence Rolland – Studio Iconographia

D’abord pianiste, qu’est-ce qui vous a incité à vous tourner vers le pianoforte ?

Après avoir étudié le piano à Perpignan et Paris, j’ai poursuivi ma formation au Conservatoire Supérieur d’Utrecht, aux Pays-Bas, véritable plaque tournante de la musique ancienne. Un pianoforte s’y trouvait et j’ai découvert un nouveau rapport au langage de la période classique grâce à cet instrument que je connaissais très peu lorsque j’habitais en France. En jouant pour la première fois du pianoforte, ce fut comme une révolution pour moi : tout semblait prendre sens. J’ai eu l’impression de comprendre et de pouvoir aborder le style de la période classique de manière complètement différente. J’ai donc ensuite décidé d’approfondir cette démarche en faisant un second master, cette fois de pianoforte au Conservatoire royal de La Haye.

Au pianoforte, comment votre rapport aux compositrices s’est-il développé ?

Mon rapport aux compositrices s’est peu à peu approfondi. Il a commencé au Conservatoire de Perpignan où j’ai joué les œuvres de compositrices aux patronymes connus, Clara Schumann ou Fanny Mendelssohn, mais écouté ou rencontré de nombreuses compositrices contemporaines, comme Betsy Jolas, Michèle Reverdy ou Édith Canat de Chizy lors du Festival Aujourd’hui Musique de Perpignan. Lorsque j’ai abordé le pianoforte, mon rapport aux compositrices était sensiblement le même. Mais il s’est vu bouleversé quand j’ai reçu une invitation de Claire Bodin pour participer, en 2016, à un projet en triptyque autour des compositions pour claviers de compositrices qui réunissait la claveciniste Marie van Rhijn, moi-même au pianoforte, et Maroussia Gentet au piano moderne. À cette occasion, Claire Bodin m’a envoyé une profusion de partitions à déchiffrer de compositrices françaises actives de la fin de l’Ancien Régime à la fin du Premier Empire, dont je n’avais jamais entendu parler, pour que je puisse en sélectionner quelques-unes. Ce fut pour moi une véritable révélation et une telle épiphanie que désormais, je fais des compositrices et des femmes dans la musique le fil conducteur de mes projets.

Ce fut pour moi une véritable révélation et une telle épiphanie que désormais, je fais des compositrices et des femmes dans la musique le fil conducteur de mes projets. 

Revenons-en à votre récent disque. Votre choix de répertoire s’est porté sur Hélène de Montgeroult et Marie Bigot de Morogues. Comment avez-vous construit votre programme ?

Mettre en lumière l’œuvre de Marie Bigot de Morogues, dont les compositions sont beaucoup moins connues que celles d’Hélène de Montgeroult, était mon premier objectif. J’ai découvert Marie Bigot de Morogues par sa Suite d’Études. En déchiffrant le reste de son œuvre, j’ai vu en sa Sonate en si bémol majeur, op. 1, une composition très intéressante pour son époque. Voilà le cœur de mon projet. Mais il n’y avait pas assez de compositions de Marie Bigot de Morogues pour en faire un disque entier – du moins dont les partitions nous sont parvenues, car selon le musicologue Jérôme Dorival, il y aurait des traces d’autres opus dont les partitions seraient encore méconnues. Ce disque est donc une première étape dans ma volonté d’enregistrer l’intégrale de l’œuvre de Marie Bigot de Morogues. Réunir Hélène de Montgeroult et Marie Bigot sur cet enregistrement a été une évidence. Elles se connaissaient, s’admiraient, et étaient toutes deux saluées pour l’expressivité de leur jeu. Et la renommée renouvelée d’Hélène de Montgeroult n’est pas le fruit du hasard : son incroyable musique en fait l’une de mes compositrices préférées. Dans la conception du répertoire du disque, il me paraissait aussi intéressant de mettre en lumière le style français de la période classique. Car lorsqu’on pense à la période classique, on évoque volontiers Haydn, Mozart et Beethoven, l’école viennoise donc, mais qu’en est-il de la France ? Que s’est-il passé en France pendant la période classique ? C’est un questionnement sur lequel je me suis spécialisée en master en écrivant un mémoire sur « Les sonates avec accompagnement en trio en France entre la Révolution et la fin du Premier Empire ». Dans cette lignée, le choix d’enregistrer une partie des œuvres sur le fac-similé du piano à queue Érard daté de 1802 était aussi primordial pour faire entendre le son spécifique de la facture française qui lui aussi est méconnu et dont découle indéniablement une esthétique et une école française pianistique.

Que s’est-il passé en France pendant la période classique ?

Le parcours de ces deux compositrices a été marqué par la Révolution française, la marquise Hélène de Montgeroult allant jusqu’à se sauver de la guillotine en jouant une improvisation à partir de La Marseillaise aux membres du tribunal révolutionnaire – événement immortalisé par le musicologue Jérôme Dorival dans son livre Hélène de Montgeroult, la Marquise et la Marseillaise¹. À cet égard, le titre de votre disque « Des dentelles à l’échafaud » est particulièrement éloquent. 

Précisément adapté au répertoire de ce disque, parce qu’Hélène de Montgeroult a directement fait face à l’échafaud, ce titre « Des dentelles à l’échafaud » était d’abord celui du projet de Claire Bodin grâce auquel j’avais découvert les compositrices dont j’ai aujourd’hui enregistré les œuvres. Réinvestir le titre de ce projet dans le disque était donc une superbe manière de boucler la boucle et de rendre hommage à cette découverte et à ce parcours. Enregistrer la musique de Marie Bigot sur le fac-similé Érard du Musée de la Musique de la Philharmonie de Paris est un projet que je voulais mener à terme depuis bien longtemps. J’ai pu le concrétiser grâce au label Présence Compositrices, à la collaboration avec la Philharmonie de Paris, le Geelvinck Museum, mais aussi grâce au soutien de SENA Muziekproductiefonds aux Pays-Bas. La mise en place de ces soutiens a pris plusieurs années et a demandé beaucoup de persévérance. J’ai finalement réussi à réaliser cet enregistrement dans les conditions dont je rêvais initialement, c’est-à-dire les meilleures conditions pour faire connaître l’œuvre de Marie Bigot de Morogues qui le mérite assurément, et celle d’Hélène de Montgeroult, pour faire ressortir l’esthétique sonore de son temps.

Photo: © Clémence Rolland – Studio Iconographia

Le tournant du XVIIIème siècle est-il une période qui vous tient particulièrement à cœur, en ce qu’il fait converger l’âge d’or du pianoforte en France et les singuliers parcours de vie liés à la Révolution française ?

C’est une période qui me touche beaucoup parce que c’est au XVIIIème siècle qu’est né le piano. La facture du piano est en ébullition, en devenir, en mouvement. Les facteurs expérimentent, cherchent à créer sons et couleurs. Au-delà des nombreuses mécaniques présentes à cette époque, chaque pianoforte est unique, a un son et un toucher spécifiques. Et c’est ce rapport au son et au toucher, si varié et riche, qui me fascine. C’est précisément le côté expérimental et évolutif qui rend chaque instrument unique. Et il est évident que ces différentes factures, mécaniques et possibilités ont exercé une influence directe sur l’écriture des compositeurs et compositrices, et ont contribué à la création de différentes écoles stylistiques et techniques.
Hélène de Montgeroult a elle-même eu un piano Érard, et Marie Bigot, lorsqu’elle vivait à Paris, était embauchée par Érard pour promouvoir leurs pianos. L’importance des factures est telle que l’on peut voir leur véritable répercussion sur certaines compositions. Érard a par exemple offert un exemplaire de ce même piano à Haydn et à Beethoven. Il est clair que la composition de la Sonate pour piano n°21 (« Waldstein ») et de la Sonate pour piano n°23 (« Appassionata »), dont les dates convergent avec celles de l’acquisition du piano Érard par Beethoven, a été influencée par les possibilités sonores et mécaniques de ce piano. Et c’est à cette époque que Marie Bigot de Morogues rencontre Beethoven à Vienne. Émerveillé par la qualité de son déchiffrage de l’Appassionata, Beethoven lui offre le manuscrit de l’œuvre, qu’elle ramène à Paris. C’est pour cette raison que le manuscrit est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France, à Paris. Particulièrement riche, cette période post-révolutionnaire est le théâtre, en France, d’un nouveau style, très romantique et tourmenté, d’une musique qui en somme n’est pas connue, mais mérite de l’être.

Chaque pianoforte est unique, a un son et un toucher spécifiques. Et c’est ce rapport au son et au toucher, si varié et riche, qui me fascine.

Hélène de Montgeroult rédige un Cours complet pour l’enseignement du pianoforte, anticipant par son style belcantiste l’esthétique de Frédéric Chopin ; et Marie Bigot de Morogues qui est connue pour son amitié avec Beethoven et pour avoir enseigné à Fanny et Félix Mendelssohn, l’est moins pour ses compositions, écrites avant que la maladie ne l’emporte à seulement 34 ans. Ce disque permet-il, grâce au label Présence Compositrices, de redonner à ces compositrices leurs lettres de noblesse pour les insérer à nouveau dans l’histoire de la musique ?

Exactement. Et les influences futures de ces compositrices sont nombreuses. Marie Bigot de Morogues aurait probablement utilisé le Cours d’Hélène de Montgeroult pour enseigner la musique aux enfants Mendelssohn. Et c’était certainement une très bonne pédagogue, sinon la formation musicale des enfants Mendelssohn, lors de leur passage à Paris, ne lui aurait pas été confiée. L’importance des deux compositrices est reconnue de leur vivant, même si Marie Bigot de Morogues était plus en retrait qu’Hélène de Montgeroult. Sa santé fragile ne lui a pas permis d’écrire un ouvrage aussi conséquent que le Cours complet pour l’enseignement du pianoforte d’Hélène de Montgeroult
Pourtant, Jérôme Dorival explique dans son nouveau livre à paraître Hélène de Montgeroult, le génie d’une compositrice, qu’à sa sortie, la méthode ne s’est pas bien vendue, beaucoup moins en tout cas que celle d’Adam ou que le Studio per il pianoforte de Cramer. Et c’est probablement du fait du prix de vente de l’ouvrage de 700 pages dont l’impression devait coûter une fortune. Mais les idées pianistiques, pédagogiques et techniques contenues dans son Cours complet ont trouvé un fort écho quinze ans après sa mort, principalement dans L’Art du chant appliqué au piano, op. 70 de Sigsmund Thalberg ou encore dans l’enseignement d’Antoine Marmontel au Conservatoire de Paris. Ce dernier abonde d’éloges concernant la pédagogie d’Hélène de Montgeroult. Marmontel ayant été le professeur de Bizet, d’Albéniz ou encore de Debussy, nous pouvons affirmer qu’Hélène de Montgeroult est en quelque sorte la mère de l’école française de piano. La gravure de sa main qui ouvre son Cours est en ce sens intéressante : elle va à l’encontre de la position de la main enseignée aujourd’hui. On y observe que la dernière phalange du doigt est aplatie, quelque peu cassée. Et cette technique permet de chanter sur les pianos Érard. Dans la préface de son Cours, elle parle de « l’art de bien chanter » au clavier. Ce toucher inhabituel, je l’ai expérimenté sur des pianos français de cette époque : il fonctionne et permet de faire chanter les touches au clavier et de reproduire au piano la voix chantée. En ce sens, on entend dans les compositions d’Hélène de Montgeroult les prémisses de l’esthétique belcantiste et d’une utilisation opératique du clavier. Par cet aspect, son influence sur la génération romantique, sur Chopin par exemple, et sur les générations ultérieures de pianistes est beaucoup plus grande qu’on ne le pense.

Photo: (© Gallica / Bibliothèque nationale de France

Grâce au Musée Geelvinck et au Musée de la Musique de la Philharmonie de Paris, vous avez pu enregistrer ces œuvres sur des pianos Stein et Érard. Quelle est la spécificité de ces factures et pourquoi s’appliquent-elles aux œuvres choisies ? 

J’ai découvert le fac-similé Érard lors des formations professionnelles de la Fondation Royaumont, à l’issue desquelles j’ai été lauréate du premier prix musical de la Fondation Royaumont et de l’Ambassadeur de Suisse en France. J’y ai notamment été initiée, avec la violoniste et musicologue Rachel Stroud avec laquelle nous formons le duo Edelmann, à la pratique de la sonate avec accompagnement (le violon y accompagne le piano). La facture française est souvent confondue avec la facture anglaise. Elle est certes basée sur celle-ci, mais a des caractéristiques qui réunissent les qualités des pianos viennois et anglais : le chant, la clarté, la légèreté. Ses basses sont profondes et son medium quelque peu nasal s’équilibre avec des aigus puissants et mélodieux. Mais la spécificité de ce piano est de pouvoir créer une grande variété de timbres et d’effets grâce aux registres : quatre pédales et une genouillère qui activent un jeu de una ou due corda, et des jeux de luth, forte, céleste et basson.

En comparaison, les pianos viennois, dont fait partie le piano Stein, ont une sonorité plus fine et sont plus légers au toucher. Le renversement des marteaux permet plus de vélocité, de légèreté et de brillant. Certains pianos viennois peuvent aussi avoir jusqu’à six pédales, ainsi que des jeux de tambours et de clochettes intégrés pour créer des effets alla turca par exemple. L’époque était beaucoup plus propice à l’amusement. L’opéra avait une place prépondérante dans la vie musicale française de l’époque. Et ces registres permettent de recréer une musique pianistique opératique et des peintures musicales. Le piano, instrument central dans les maisons bourgeoises ou nobles, jouait un rôle essentiel dans la sphère intime du salon, surtout pour les femmes. Dans ce lieu, elles pouvaient exercer leur influence et prendre l’espace qui leur était dû. Elles-mêmes salonnières, Hélène de Montgeroult et Marie Bigot de Morogues réunissaient en musique des artistes, musiciens, philosophes et figures politiques.

Pour faire résonner dans les salons les opéras et les symphonies qui se jouaient dans les salles, on les arrangeait, on ne jouait parfois qu’un mouvement de sonate, on improvisait ensemble. Ces formes de concerts, différentes d’aujourd’hui admettaient plus d’échanges et d’interactions. Et c’est un format que je cherche à recréer dans mes projets. La recherche d’images et de timbres liés à la facture pianistique m’intéresse particulièrement. Ce n’est pas un hasard si Hélène de Montgeroult compose sa Fantaisie en sol mineur, op. 7, n°3 quelque temps après son acquisition en 1802 d’un piano Érard en forme de clavecin : quelle incroyable pièce ! Jérôme Dorival pense même qu’il pourrait s’agir d’une pièce autobiographique, tant Hélène de Montgeroult y dévoile une succession de scènes mouvementées et trépidantes. Pour colorer cette pièce et en accentuer les contrastes, j’ai utilisé les registres du piano. À la fin de sa méthode et dans l’une de ses Études, Hélène de Montgeroult expose sa prudence quant à l’utilisation des pédales et préconise d’en réduire au maximum l’usage. Je crois qu’elle accentue ce paramètre pour montrer que le toucher prime et qu’il ne faut pas utiliser les pédales en guise de compensation technique ou pour lier les sons entre eux. Car, les liés peuvent être faits uniquement avec les doigts. C’est difficile, mais possible. L’utilisation des pédales me paraît donc justifiée sur une longue section musicale si elle est réservée aux effets. Dans mon interprétation de la Fantaisie, j’ai utilisé les registres pour accentuer les divers tableaux narratifs. C’est une chance que j’ai saisie pour mettre en avant la trame narrative de l’œuvre. Rares sont les enregistrements faits sur des pianos français de l’époque d’Hélène de Montgeroult. Marcia Hadjimarkos a sorti un enregistrement remarquable il y a un an sur un piano carré français, Simone Pierini et Edna Stern, ont respectivement enregistré sur un piano viennois et sur un piano français, mais plus tardif. Les autres enregistrements ont, à ma connaissance, été faits sur des pianos modernes.

Marie Bigot de Morogues a, quant à elle, composé sa Suite d’Études lorsqu’elle était à Paris et côtoyait le son du piano Érard. Elle a en revanche composé ses deux premiers opus quand elle était à Vienne, ce qui explique l’utilisation du piano Stein. Après son mariage avec Paul Bigot de Morogues à dix-huit ans, elle déménage à Vienne où elle occupe une place importante dans les salons. Elle se fait reconnaître par ses pairs et compose ses deux premiers opus au style viennois : la Sonate et l’Andante varié, tous deux en si bémol majeur. J’ai eu le privilège d’enregistrer sur un piano Stein original, construit à Vienne, exactement au moment où Marie Bigot de Morogues s’y trouvait. Qui sait, peut-être a-t-elle elle-même joué sur ce piano ?

Certaines des œuvres du disque n’ont jamais été enregistrées auparavant. Comment abordez-vous une musique pour laquelle tout reste à faire ? En temps qu’interprète, est-ce là pour vous une expérience de liberté et d’exaltation ?  

Lorsque je joue des sonates canoniques, de Mozart ou de Beethoven par exemple, j’ai des réflexes d’interprétation intégrés dès l’enfance. Il y a donc en effet une liberté à interpréter des musiques encore méconnues. Mais quand je découvre une partition, qu’elle ait été enregistrée ou non, je l’approfondis d’abord personnellement en m’imprégnant du texte par rapport à mon intériorité, et ce n’est que dans un second temps que j’écoute d’autres versions. Dans tous les cas, et dans la mesure du possible, je ne prends pas de point de référence en premier lieu.

Prévoyez-vous de jouer d’autres œuvres de compositrices prochainement ?

Avec la violoniste Rachel Stroud, nous venons de consacrer une semaine de résidence à la Turbine, en Bourgogne, aux sonates avec accompagnement de compositrices. Nous y avons exploré les sonates de Marie-Élisabeth Cléry, Marie-Emmanuelle Bayon, Julie Candeille, Anne-Louise Brillon de Jouy et avons été particulièrement séduites par celles de Françoise Desfossez et par la sonate avec accompagnement d’Hélène de Montgeroult, connue et sublime. J’étends aussi mon répertoire au XXème siècle, en jouant lors de récitals les musiques post-romantiques et impressionnistes de Mel Bonis, Nadia Boulanger, Lili Boulanger, Cécile Chaminade et Germaine Tailleferre. Je compose moi-même et ai pour projet d’enregistrer en 2025, en solo, mes compositions dont le style n’est pas classique et inclut de l’improvisation.

Vous êtes vous-même compositrice. Cette facette de votre art vous guide-t-elle dans vos recherches et dans votre interprétation d’œuvres de compositrices ?

Je me sens très proche des problématiques féminines et des questionnements sur la place des femmes dans la musique. Venant en partie d’une famille noble, je sais et ressens avec force l’importance des représentations et la place réduite accordée aux femmes dans ces milieux, notamment au XVIIIème siècle. Les femmes ne sont par exemple pas mentionnées dans l’arbre généalogique principal d’une famille noble et n’accèdent à un statut que par leur mariage. Jouer de la musique, et particulièrement du piano, fait partie des critères de conformité et de bienséance socialement validés – du moins dans la sphère privée – mais composer et être musicienne professionnelle excède la fonction attribuée à la femme, surtout si elle est noble. Et c’est ce qui me fascine dans le destin étrangement moderne d’Hélène de Montgeroult. Elle élève son fils seul, se marie trois fois, est la première femme professeure au Conservatoire de Paris et donne des concerts de piano. Il y a dans sa musique une urgence, parce qu’elle n’est pas censée, par son rang, composer, mais qu’elle n’a d’autre choix que de composer. Cet aspect me touche et me lie à ces compositrices. Et être compositrice m’aide énormément à l’interprétation d’œuvres. À mesure que je compose, mon analyse et ma compréhension du processus de composition d’œuvres que j’interprète deviennent de plus en plus limpides.

Il y a dans sa musique une urgence, parce qu’elle n’est pas censée, par son rang, composer, mais qu’elle n’a d’autre choix que de composer.

Enrichie d’influences diverses, vous mêlez différents styles dans vos compositions. Comment définissez-vous votre langage en tant que compositrice ? 

Je ressens depuis très longtemps le besoin de développer mon propre langage, riche de toutes les influences que j’ai rencontrées durant mon parcours musical, et d’exprimer la musique qui m’est intérieure. J’ai commencé à expérimenter la composition lorsque j’avais quatorze ans, au département jazz du Conservatoire de Perpignan. Mon style s’est ensuite développé avec les divers projets et rencontres musicales qui ont croisé mon chemin. Il est rythmé par des phases de spécialisation que j’aime concrétiser dans mes projets de création. Je n’ai par exemple pas touché un piano moderne pendant mes deux premières années de spécialisation en pianoforte pour trouver l’essence de cet instrument et acquérir une sensibilité de toucher propre au pianoforte. Toutes ces influences ont commencé à se réunir lors de mes formations transculturelles à l’abbaye de Royaumont. J’y ai fait la rencontre déterminante du saxophoniste Fabrizio Cassol, avec qui j’ai travaillé sur un projet regroupant des musiciens d’horizons et de traditions diverses. Ses arrangements inspirés de la Passion selon saint Matthieu dans son projet « Pitié » ont été une révélation pour moi en ce qu’il y alliait notation et improvisation à un langage harmonique inspiré de Bach avec une nouvelle forme incluant aussi de la composition. À partir de cette expérience, j’ai fondé le collectif Trytone et ai réuni dans le projet « Back to Bach » mes compositions et mes arrangements d’œuvres de Bach, joués par un quintette avec batterie, contrebasse, piano, saxophone et une voix lyrique. La diffusion de notre album Back to Bach sorti chez Paraty en 2021 a été ralentie par la pandémie, mais son parcours n’est pas terminé : nous allons en principe le jouer pour la prochaine édition du festival Early Music de Vancouver. Un autre exemple d’expérimentation pour le deuxième projet « Ascensions » du collectif Trytone : je me suis inspirée de l’Oratorio de l’Ascension BWV 11 de Bach pour écrire un choral et un aria pour la chanteuse traditionnelle turque Gulay Toruk. L’improvisation tient également une place primordiale dans mon langage musical et je suis persuadée qu’elle est à l’origine du processus de composition pour un grand nombre de compositeurs et de compositrices.

Dans quels projets pourrons-nous vous retrouver prochainement ?  

Je vais présenter les œuvres du disque au Huys ten Donck, aux Pays-Bas, le 15 décembre prochain, puis sur le piano Érard au Musée de la Musique de la Philharmonie de Paris, le 25 janvier 2025. Aux Pays-Bas, je joue souvent de la musique turco-jazz avec le Mehmet Polat Quartet. En décembre, nous créerons, avec la comédienne Naomi Inez Wielinga, la pièce de théâtre Geen Vaarwel qui contient entre autres des préludes de J.S Bach et des compositions personnelles. La comédienne y conte l’histoire de sa mère, victime de féminicide, et ouvre ce sujet pour en faire un hommage aux victimes. C’est une manière de sensibiliser le public et la sphère politique aux répercussions sur les familles des victimes, et de représenter une nouvelle perspective qui n’est pas axée sur le criminel, mais sur la victime. Car il y a des démarches de prise en charge sociale pour le criminel, carcérale notamment et plus tard éventuellement de réinsertion, mais très peu pour les familles des victimes. Et derrière les féminicides, il y a toute la partie immergée de l’iceberg, celle de la violence que de nombreuses femmes subissent au sein du foyer quotidiennement. Ce n’est qu’en parlant et en donnant un visage à ces violences que l’on peut espérer un progrès. J’aime m’impliquer artistiquement dans ce projet qui a du sens socialement et interroge les problématiques du genre féminin, pour espérer que les curseurs concernant la condition féminine se déplacent. Et pour 2025, j’ai de nombreux projets : un projet autour de la musique romantique française avec le violoncelliste Diederik van Dijk, poursuivre les recherches sur la sonate avec accompagnement de compositrices avec le duo Edelmann, mon album solo « Météores » avec mes compositions, le troisième projet de création « Passio » avec le collectif Trytone – un oratorio contemporain racontant des histoires de passions féminines, et la reprise de « Back to Bach » à Vancouver !

¹ Jérôme DORIVAL, Hélène de Montgeroult, la Marquise et la Marseillaise, Symétrie, 2006. À paraître prochainement chez le même éditeur, un deuxième opus de Jérôme Dorival : Hélène de Montgeroult, le génie d’une compositrice.

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